20 DÉCEMBRE 2014

« Je demeurai stupide, mes cheveux se dressèrent et ma voix s’arrêta dans ma gorge »
C’est par cette citation de Virgile extraite de l’Enéide que Montaigne débute le chapitre des Essais consacré à la peur. Tel est le thème que Les rencontres de Cannes avaient choisi cette année. Il était décliné en quatre sujets : la peur de l’autre, la peur de demain, la peur du monde, la peur de soi. Pour traiter chacun d’eux, François Lapérou avait composé ces plateaux remarquables dont il a le secret, et ce furent trois après-midi d’échanges passionnants. On a donc beaucoup parlé de ces différentes choses qui nous effraient et de la question de savoir si ces peurs sont bien ou mal fondées. Plutôt que d’en faire un compte-rendu, qui serait soit trop long soit trop lacunaire, et, de toute façon largement inutile puisque le site des Rencontres comporte bon nombre de résumés et d’extraits, j’ai donc choisi de parler non de ce qui fait peur, mais de la peur elle-même ; autrement dit de sa nature et non pas de ses objets. Or, parler de la nature de la peur, c’est parler de ce sans quoi elle n’existerait pas et dont il n’a pourtant presque pas été question : le corps.
On lit dans la citation de Virgile ce qui fait la particularité des émotions en général, et de la peur en particulier : c’est d’être un état affectif intense qui survient brutalement, qui dure peu et qui constitue une rupture nette dans le cours de la conscience. La peur n’est pas comme la jalousie, l’ambition ou l’amour des parents pour leurs enfants, qui, eux, sont des sentiments durables, qui conservent une sorte de stabilité. Mais surtout, ce que dit la citation de Virgile, c’est que la peur implique le corps. Elle est indissolublement psychique et somatique.
La peur est une émotion primitive au sens où c’est une des premières émotions que ressent le nouveau-né, mais aussi, comme l’a montré Darwin dans L’Expression des passions chez l’homme et l’animal, les mammifères supérieurs. La peur s’éprouve dans le corps. Nous sentons une contraction du diaphragme, une difficulté à déglutir, des douleurs abdominales ; nous tremblons, nous transpirons. Ces impressions vécues sont liées à des phénomènes somatiques objectivement mesurables : augmentation de la fréquence cardiaque, de la pression artérielle, dilatation des bronches, ralentissement de la digestion. Enfin, la peur se traduit à la surface du corps par des signes extérieurs bien repérables : déformation des traits du visage, gestes caractéristiques, attitudes du corps tout entier. D’Aristote à Descartes, les philosophes et les médecins ont fait de ces signes extérieurs des descriptions minutieuses. Les peintres soucieux de représenter les passions humaines s’y sont beaucoup intéressés. Ainsi, Charles Le Brun, « premier peintre du roi », fit en 1668 à l’Académie de peinture et de sculpture une Conférence sur l’expression des passions qu’il accompagna de dessins schématiques réalisés à la plume et à l’encre, dans lesquels sont figurées ces modifications des traits du visage, de profil et de face, sous l’effet de ces émotions. Le visage de la peur est figuré et décrit ainsi :
« il a le sourcil fort élevé par le milieu, et les muscles qui servent au mouvement de ces parties, fort marqués et enflés, et pressés l’un contre l’autre, s’abaissant sur le nez qui doit paraître retiré en haut et les narines de même ; les yeux doivent paraître entièrement ouverts, la paupière de dessus cachée sous le sourcil, le blanc de l’œil doit être environné de rouge, la prunelle doit paraître comme égarée, située plus au bas de l’œil que du côté d’en haut, […] les muscles du nez et les mains aussi enflées, les muscles des joues extrêmement marquées […] la bouche sera fort ouverte, et les coins seront fort apparents […] les cheveux hérissés, la couleur du visage pâle et livide ».
Cet émoi du corps est à ce point constitutif de la peur qu’on peut se demander si ces manifestations somatiques sont l’effet de la peur ou sa cause. A la fin du XIXème siècle, le psychologue William James n’a-t-il pas soutenu cette thèse paradoxale que ce n’est pas parce que nous sommes effrayés que nous tremblons mais parce que nous tremblons que nous sommes effrayés ? La peur ne serait alors que la conscience des réactions du corps. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que s’il est bien évident qu’il n’y aurait pas de peur sans une conscience pour la ressentir, il n’y aurait pas non plus de peur pour une âme désincarnée.
La peur n’est pas seulement par le corps, mais aussi, affirme la science contemporaine, pour le corps. Mise en place par l’évolution, la peur protège l’individu en lui faisant adopter les réactions appropriées dans les situations comportant un péril vital. Ainsi les modifications viscérales qui se produisent dans la peur, le fait qu’elle s’accompagne de l’augmentation du flux sanguin dans les artères et par conséquent d’un apport accru d’oxygène et de glucose dans les muscles permet une action musculaire plus efficace (fuite ou combat). La peur est, en ce sens, une réponse adaptative au danger.
Mais sur fond de ce mécanisme bienvenu, nous avons tous fait l’expérience de peurs qui, loin d’inspirer des comportements adaptés, entravent l’action ou la rendent disproportionnée à son objet. Aussi peut-elle produire des réactions exactement contraires à cette finalité vitale, comme dans le cas de ce combattant du siège de Rome dont parle Montaigne, en qui la peur « serra, saisit et glaça si fort le cœur […] qu’il en tomba raide mort par terre à la bresche, sans aucune blessure ». Un mécanisme adaptatif donc, mais qui, mal réglé, peut devenir nocif.
De plus, la vie humaine n’a pas la simplicité de la vie animale et les objets de peur ne se bornent pas pour elle aux périls vitaux. Craindre la baisse des cours de la bourse, la paupérisation, ou l’immigration, n’est pas avoir peur de la voiture qui fonce sur moi. Les trois demi-journées du colloque ont donné un panorama de la variété de ces peurs. Il y a autant de figures de la peur que d’objets craints. Là, intervient un autre élément constitutif de la peur : l’imagination. Celle que Pascal appelait « maîtresse d’erreur et de fausseté » se plaît à représenter mille scénarii aussi hypothétiques que frappants et le corps réagit non seulement à des dangers vus, mais aussi à des périls imaginaires. Rien ne le dit mieux que ce passage très connu des Pensées : « le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique la raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer ». Celui qui est sur la planche suspendue au-dessus du vide voit qu’elle est assez large mais s’imagine tombant ; celui que la seule « pensée » d’être soumis à l’expérience fait « pâlir et suer », s’imagine en danger . C’est que la boucle somato-psychique vue plus haut s’enclenche aussi bien à partir d’un scène réelle que d’une scène imaginaire.
Cet ancrage de la peur dans le corps permet de comprendre pourquoi il est si difficile de s’en débarrasser. Si « le plus grand philosophe du monde » partage la peur de tous, c’est que cet ébranlement de l’âme, n’est pas seulement affaire de croyance et d’opinion. Il ne suffit pas de me raisonner pour cesser de craindre. Mais avoir lu Montaigne ou Pascal permet au moins de comprendre pourquoi il ne suffit pas de me raisonner pour cesser de craindre.
Carole Talon-Hugon