Petite mythologie du masque
Créé, développé, puis négligé par l’Occident, il a conquis une Asie rattrapée par les pandémies. Histoire d’un accessoire que le monde s’arrache.
«Masques ! Ô masques ! Masques noirs, masques rouges, vous masques blanc-et-noir (…) Je vous salue dans le silence ! » Le poète Léopold Sédar Senghor, loin de songer aux épidémies, débutait ainsi sa célèbre « Prière aux masques », qui semble enfin exaucée. Longtemps réservé aux carnavals ou aux manifestations, ce petit morceau de tissu est devenu l’objet de tous les échanges, des polémiques, des fausses promesses et des trafics. Avec ce bruit de fond amplifié, qui voudrait que le monde soit divisé en deux : les porteurs de masque, les Asiatiques disciplinés ; et les non-porteurs, les Occidentaux réfractaires, obligés de s’adapter à une pratique qui n’est pas la leur.
Cette approche culturaliste doit être réfutée. Car il n’y a pas de tropisme asiatique pour le masque. Il n’est pas « dans leur culture ». En réalité, sa diffusion est le résultat d’une accumulation d’expériences, bref de l’Histoire. Et puisque celle-ci est une quête des origines, on soulignera que le masque protecteur fut d’abord une affaire européenne. Certains le font remonter à Pline l’Ancien, qui proposa aux mineurs romains des vessies animales afin de les protéger des inhalations d’oxyde de plomb. Une idée reprise, avec du tissu, par Léonard de Vinci. Mais c’est à un Français qu’on doit le premier masque épidémique : Charles de l’Orme, médecin attitré de Louis XIII. Il le conçut lors de la peste de 1619, qui décima Paris. On peut repérer, jusqu’à la fin du XIXe siècle, une permanence du masque sanitaire, jamais abandonné, notamment lors des épidémies de choléra. Un siècle qui vit émerger l’invention de masques plus sophistiqués : l’Américain Lewis Haslett, le Britannique John Tyndall sont les philanthropes d’une révolution qui fut aussi industrielle. « Un autre usage vient s’ajouter en Europe dans les années 1890, l‘usage chirurgical, précise Frédéric Vagneron, historien de la médecine. Les chirurgiens, non sans débats, commencent à utiliser des gants, mais aussi des masques. » On aura remarqué que l’Histoire est pour l’heure occidentale, cet Occident qui monopolise les découvertes scientifiques.
Passe d’armes. Mais voilà qu’apparaît un médecin asiatique. Wu Liande. Premier Chinois admis à étudier la médecine à Cambridge, il est un produit aussi de cette modernité européenne. Quand éclate en 1910 la peste dite de Mandchourie, son gouvernement l’envoie à Harbin pour traiter les ouvriers du chemin de fer. Cette peste, dont le taux de mortalité avoisine les 100 %, est une résurgence de la peste de Hongkong de 1894, qui fut pour le Français Alexandre Yersin l’occasion de découvrir le bacille de la maladie. Dans l’esprit européen, la peste, éradiquée sur notre continent, est liée à l’Asie et à la race jaune. L’immense Mandchourie est alors le terrain de bataille entre la Russie, le Japon et la Chine. L’historien grec Christos Lynteris a étudié le travail de Wu Liande, persuadé que la contagion ne provenait pas de la puce du rat, mais qu’elle avait une origine pulmonaire, donc contagieuse, et que le port du masque devait être imposé. Il affronte les médecins russes, japonais et français, car la France aussi a envoyé ses meilleurs praticiens. Lynteris cite la passe d’armes entre Wu Liande et le Dr Charles Mesny, élève de Pasteur : « Agitant les bras de manière menaçante, il vint se planter devant le Dr Wu et hurla : « Comment vous, un Chinois, osez-vous vous moquer de moi et contredire un supérieur ? » » Mesny, qui refuse le masque, meurt dans les jours qui suivent.
En 1911, Wu Liande organise un congrès scientifique international à Moukden, la capitale mandchoue, où il expose une série d’images de médecins chinois porteurs de masques : « C’est l’entrée de la Chine dans la modernité, elle s’est emparée d’un masque d’origine occidentale et a démontré son efficacité », résume Frédéric Keck, auteur d’Un monde grippé (Flammarion).
« Préjugé absurde ». En Mandchourie, les médecins japonais étaient donc aussi présents. Car depuis la fin du XIXe siècle, le Japon, porte d’entrée de la modernité occidentale en Asie, est à la pointe en matière de bactériologie. Si l’on attribue à Yersin la découverte du bacille de la peste, en 1894, au même moment, toujours à Hongkong, le Japonais Kitasato Shibasaburo, élève de l’Allemand Robert Koch – à qui l’on doit la découverte du bacille de la tuberculose -, isola aussi celui de la peste. La France a retenu Yersin, le Japon, Kitasato. « Au Japon, nous explique Ken Daimaru, auteur d’une thèse sur les services de santé sanitaires, le masque apparaît dans les usines lors de la Première Guerre mondiale, qui provoque le boom économique du pays. » Mais il n’est adopté par leurs médecins qu’un peu plus tard, lors de la grippe espagnole, qui touche aussi le Japon en 1918, ainsi qu’en Sibérie, lors de la guerre civile russe, où le service sanitaire japonais est envoyé pour contrôler les deux dernières vagues de l’épidémie de peste.
La pandémie de la grippe espagnole marque l’irruption visuelle du masque dans l’imaginaire mondial. À l’origine cette fois, les Américains et les photographes du Signal Corps, qui immortalisent le personnel sanitaire et les soldats des camps militaires américains, l’un des berceaux de la grippe au printemps 1918. « On voit même la population en porter dans les rues de San Francisco, précise Frédéric Vagneron. Ces images, relayées en Europe, marquent les esprits. Elles incitent un médecin français, Hyacinthe Vincent, à rédiger une note pour ses collègues, recommandant le port du masque. »« Être contre, c’est le même préjugé absurde qui a causé la mort de tant de combattants par les gaz toxiques des Allemands », écrit-il. Du masque à gaz, découvert en 1916 dans les tranchées, au masque de gaze, n’y a-t-il qu’un pas ? « Pas vraiment! répond Vagneron. Les soldats avaient souffert des masques, peu pratiques, qui ont depuis une image négative. »
Trempé dans l’eucalyptol. La grippe espagnole provoque l’explosion de remèdes parfois farfelus, préconisés par la presse. Le masque, qu’on recommande de tremper dans de l’eucalyptol, du baume du Pérou, de la térébenthine, est noyé dans ce joyeux méli-mélo. Certains médecins sont d’ailleurs sceptiques : les Français accepteront-ils cette contrainte ? « Des caricatures paraissent dans la presse : le masque va contre l’élégance française. » En définitive, il ne s’impose pas pour une autre raison : depuis 1894, le monde croit avec l’Allemand Richard Pfeiffer avoir isolé la bactérie de la grippe, qu’on nomme justement influenza, car on est persuadé qu’elle provient de l’atmosphère, qu’elle n’est donc pas contagieuse : « Pas de contagion, donc pas de réponse individuelle, donc pas de masque »,conclut Frédéric Vagneron. C’est en 1933 seulement qu’on identifie le virus contagieux de la grippe.
Mais en Asie, on garde en mémoire ces premières expériences. « Au Japon, les brevets de commercialisation de masques apparaissent en 1923, l’année du grand tremblement de terre de Tokyo », précise Ken Daimaru. Après 1945, les médecins américains, qui occupent le pays, portent des masques : « Ils font partie de la grammaire des pratiques sanitaires dans les années 1950 et lors des grippes de Singapour de 1957 et de Hongkong en 1968, l’usage s’en répand. » Ce n’est pas le cas en Europe, durement frappée aussi par ces deux épidémies. « En Chine, la dimension modernisatrice du masque est utilisée par le gouvernement républicain dans les années 1920 », souligne Justine Rochot, membre du Centre d’études français sur la Chine contemporaine, basé à Taïwan. En 1929, une grave épidémie de méningite frappe Shanghai, ville très occidentalisée, et on procède à de vastes campagnes de distribution gratuite. » Les services de santé militaire français diligentent même une enquête sur cet usage. « Cette modernité ne va pas sans un certain archaïsme : les habitants estampillant leur masque avec le sigle de leur temple. » Mais on demande aussi à des célébrités de l’époque d’en faire la publicité, comme pour un article de mode. Le masque réapparaît en 1958 lors de la campagne dite des quatre nuisibles, lancée par Mao au début du Grand Bond en avant. Le Grand Timonier a eu la riche idée d’éradiquer oiseaux, insectes et rats : « Dans les champs, on voit les femmes porter le masque pour des raisons hygiéniques. »
Le trauma du SRAS. À partir des années 1950, le masque connaît pourtant une longue éclipse. La raison est résumée par Frédéric Vagneron : « On découvre le vaccin contre la grippe dans les années 1950, on développe l’emploi d’antibiotiques, on est dans la toute-puissance pharmaceutique. » Or le masque est une mesure non pharmaceutique. Lorsqu’il revient en force, c’est en Asie, à l’occasion de l’épidémie de SRAS en 2003. « Au début,explique Justine Rochot, il semblait ne s’agir que d’une pneumonie. Mais le Dr Zhong Nanshan, directeur de l’Institut des maladies respiratoires de Canton, a joué le rôle du lanceur d’alerte. Par ailleurs, la population a douté des informations données par le gouvernement et elle s’est jetée sur les masques. » Là où on voit dans le port du masque le signe d’une obéissance collective, l’historienne l’analyse comme une crise de confiance envers le pouvoir. « Le SRAS a joué un rôle traumatique, insiste Frédéric Keck, et là encore, le masque a été un signe de modernité parti de Hongkong et de Canton, épicentres de l’épidémie, qui s’est diffusé au reste de la Chine. Aujourd’hui, les hôpitaux chinois ont une salle mémorial en hommage aux personnels soignants décédés et, sur les photos, vous les voyez porter des masques. »« Depuis le SRAS, si vous avez une grippe en Chine, vous portez un masque », ajoute Justine Rochot.
Un dernier élément est venu « asiatiser » le masque. La pollution. « L’incroyable diffusion du masque en Asie s’explique par ce rapprochement dans le temps entre le SRAS et la prise de conscience collective de la dégradation de l’air », analyse Frédéric Keck. « L’Occident n’a pas eu cette concentration d’expériences », confirme Justine Rochot. Lors des premiers épisodes de smog, en Californie en 1943, ou en Angleterre en 1952, on avait vu des habitants se protéger. Expérience sans lendemain, mais reprise par les Asiatiques à la fin des années 2000 : pendant les JO de Pékin en 2008, les usines avaient été stoppées pendant un mois. La population avait vu la différence. Les deux grandes vagues de pollution ont eu lieu en 2013 et 2015 : « Pour les dix ans du SRAS, Zhong Nanshan, le lanceur d’alerte, a averti la population que la pollution était plus grave que le SRAS et qu’il fallait s’en protéger avec des masques », précise Justine Rochot. Dès lors, la classe moyenne chinoise l’adopte massivement.
Popularisé par la K-pop. Émerge aussi la smog couture : de plus en plus fashion, les masques viennent parfois du Japon, où là aussi la conscience de la pollution a émergé très tôt, rappelle Ken Daimaru : « C’est au Japon, dans les années 1920, qu’a lieu le premier procès au monde contre une entreprise pollueuse. Dans les années 1950, le pays a été traumatisé par l’intoxication au mercure dans la baie de Minamata. » Les Chinois commandent une partie de leurs masques à des entreprises japonaises, censées fournir du matériel plus performant. « Au début de la crise du Covid-19, des municipalités japonaises ont envoyé leurs masques aux villes chinoises qui en manquaient. Mais ces derniers jours, Pékin a fait savoir que ces villes avaient renvoyé au Japon dix fois plus de masques et de meilleure qualité ! »
En Corée du Sud, le port du masque a aussi été popularisé par les groupes de K-pop, adulés par la population, surtout jeune. Filmés, suivis au quotidien, ils posent souvent avec des masques et donnent l’exemple. « Les Sud-Coréens ont innové en popularisant le port du masque noir », précise Justine Rochot. À Taïwan, dès la mi-janvier, le gouvernement en a interdit l’exportation et son utilisation est régulée grâce au numéro de sécurité sociale. « Deux par adulte par semaine, cinq pour les enfants. Mais le chiffre vient d’être revu à la hausse. »
L’Histoire ne manque pas d’ironie. Avec la pandémie, on a quelque peu oublié les émeutes de Hongkong contre la Chine. Or, juste avant leur déclenchement, le gouvernement prévoyait de voter une loi contre le port du masque, si souvent utilisé lors des manifestations. Loi reportée sine die. Par ailleurs, Frédéric Keck rappelle les réactions des Chinois devant les images à la télé des Européens qui n’en portent pas, malgré l’épidémie : « Ils ne comprennent pas. Le masque est le symbole de la modernité. Ils pensaient que les Européens étaient modernes. »« Masques noirs, masques blanc-et-noir… » disait Senghor. Masques jaunes ? Avec cette pandémie, nous redécouvrons, tardivement, un objet venu de notre continent.