30 DÉCEMBRE 2014
<strong>Billet philosophique</strong> : La peur de demain, par Mériam Korichi.
Le sens de l’expression « la peur de demain » mérite investigation. Je voudrais ici lancer des pistes d’analyse et de clarification de ce sens. Je commencerai en introduction par un propos historique, qui met en perspective la possibilité de dater l’expression, et d’identifier le contexte où elle prend pour nous son sens fort. Il est très frappant de constater qu’un dictionnaire philosophique de référence comme le Lalande, dont le titre est Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, et dont la première édition et les rééditions multiples s’étalent entre 1902 et 1947, c’est-à-dire couvrent toute la première partie du 20e siècle, ne comporte aucune entrée à « Peur », ni d’entrée à « crainte ». Reste l’« angoisse ». En effet, il y a une entrée à « angoisse ». Les prémices de notre pensée moderne se sont articulée sous les hospices de la psychanalyse et de la psychologie d’un côté et de la métaphysique existentielle d’un autre – entre Pierre Janet et Søren Kierkegaard, suivi et dominé par Martin Heidegger, dans la tradition philosophique.
Alors quand Camus parle de la condition de l’homme moderne en 1946 (avant Hannah Arendt !), et annonce « Le siècle de la peur », il fait figure de précurseur, il fait valoir un point de vue éminemment nouveau, lié à un contexte tout à fait particulier. La peur fait alors son entrée dans l’histoire des grandes idées fondamentales pour comprendre une époque de l’histoire humaine, la peur comme fondamentalement peur de demain n’est plus seulement de nature psychologique, elle n’est pas seulement dans la tête et le corps des gens, elle définit un milieu historique, une époque. D’ailleurs, Camus n’est pas le seul à ce moment-là à faire ce diagnostique, Malraux, Sartre et Althusser, bien que dans des perspectives différentes, corroborent alors ce diagnostiques. Mais Louis Althusser, lui s’insurge devant cette ambiance de peur. Sa réaction critique face aux tambours et aux trompettes alarmistes qui annoncent la catastrophe imminente, de la mort de l’Homme à l’embrasement nucléaire, peut nous servir à pointer le problème résident dans la publicité, la mise en scène et finalement la valorisation de la peur de demain. Althusser, face à Malraux, remarque en effet fort justement qu’« on ne voit pas impunément un homme traiter son destin comme un ennemi ». Quand on parle de « peur de demain », il y va donc d’une sorte de constat de divorce, déchirement même, entre l’homme et son destin. Et c’est peut-être l’un des enjeux fondamentaux de cette question, à savoir faire le point sur les rapports affectifs de l’homme à son destin. Le premier point de mon introduction ici, met en avant le caractère contemporain, de l’horizon de sens de cette expression, tout en attirant l’attention sur la particularité du contexte d’apparition de ce sens lourd, à une époque où les sociétés occidentales européennes se sentaient au bord du gouffre, prise en étau dans cette « équilibre de la terreur » entre les deux blocs se menaçant mutuellement de destruction totale. Ces deux blocs ont aujourd’hui disparu. Sans faire ici d’histoire géostratégique, je note simplement que nos considérations liminaires nous ont fait évoquer différents termes qui définissent un champ sémantique large : peur, crainte, angoisse, terreur. Or la liste ne s’arrête pas là, on peut aisément ajouter « épouvante, frayeur, effroi, appréhension, inquiétude, souci ».
Ma deuxième considération introductive consiste ainsi à faire valoir que le vocabulaire de la peur est multiple, que sa sémantique épaisse, et que les confusions de sens nous guettent.
De là une première question fondamentale : la peur de demain est-elle bien nommée ? Cette question va déterminer 3 axes d’analyses : le premier s’interroge sur l’objet de cette peur, le second sur la nature de cette peur, et le 3e sur la valeur de cette peur.
1/ Pour le premier point, commençons par constater que la peur de demain se dit en plusieurs sens. J’en distingue au moins quatre :
la peur de ce qui va arriver demain
la peur de demain qui arrive (toujours) trop vite
la peur de demain aujourd’hui
la peur du lendemain en général
La première peur, qui est relative aux choses futures au sujet desquelles il y a de l’incertitude, est en réalité une crainte de la chose future, on parlera de crainte plutôt que de peur – c’est le terme traditionnellement utilisé pour analyser ce sentiment, voir cette passion, en lien avec l’idée d’une chose future – c’est-à-dire non encore advenue –, et en tant qu’à venir, elle est par définition incertaine. La crainte se caractérise comme un état affectif instable, elle ne va jamais sans son contraire : l’espoir.
La deuxième peur, celle du lendemain qui arrive toujours trop vite, concerne plutôt le temps qui passe – c’est le thème commun du temps qui passe et des sentiments que provoque cette représentation du temps comme un fleuve qui coule d’en arrière en avant, le temps se marquant par la succession inéluctable des instants qui divisent irrémédiablement le temps et notre vie (croit-on) entre un avant et un après, et le sentiment dominant est que le temps est perdu. On aurait plutôt affaire ici à une tristesse accompagnant l’idée de temps qui passe, la nostalgie quand on se ressaisit du souvenir d’hier parce qu’on est déjà demain. En réalité, cette peur parle moins de demain que d’aujourd’hui qui fuit très vite et qui est déjà hier. Si cette peur est relative à la représentation globale du temps d’une vie, alors on parlera plutôt de mélancolie.
La troisième peur soulève la question de savoir si nous sommes dans un temps, une époque si particulière que demain nous fait peur en raison d’un présent particulièrement périlleux, comme il l’était dans l’immédiat après 2nde guerre mondiale. Ou bien c’est la quatrième peur, et la peur de demain est une appréhension du lendemain qui est fondamentalement inscrite dans la structure de notre temporalité, dans la structure de notre rapport au temps en général, je veux dire qu’il est peut-être dans notre nature de se soucier du non-encore-advenu.
En d’autres termes, la peur dont nous parlons peut être soit une peur particulière, circonstanciée, propre à notre époque, soit un trait fondamental de notre rapport, et ouverture au temps, et des effets qu’il a sur nous, et que nous avons sur lui. Peut-être y a-t-il un rapport fondamental entre la structure fondamental du temps et la manière dont nous nous représentons « demain », de sorte que la peur de demain, en tant que telle, est peut-être toujours une peur du lendemain . Cette remarque nous permet de nous éloigner de la réalité historico-socio-politique pour rester quelque temps encore à analyser les structures fondamentales de notre rapport au temps, de notre représentation du temps. C’est ainsi que la peur de demain à proprement parler, et non pas la crainte de certaines choses précises, dépend elle-même du sens du mot « demain » et en ce sens, comme dans l’appréhension ou le souci, ou encore l’in-quiétude, il s’agit d’une tonalité affective particulière qui colore la pensée, la représentation des choses.
2/ la nature de cette peur
L’objet de la peur de demain est une certaine représentation. Et non pas à proprement parler le futur ou l’avenir en tant que tel, parce que comme le soulignait déjà Saint-Augustin, « en quelque sorte qu’arrive ce pressentiment des choses futures, on ne saurait voir que ce qui est » – au présent. Or ce qui est déjà, n’est point à venir, mais présent (Livre XI, chap. 18). Et ce qui est futur, n’est point encore, c’est-à-dire n’est point du tout, et ce qui n’est point du tout ne peut pas effrayer en tant que tel puisque ce n’est rien, c’est néant. Ce n’est pas le demain en tant qu’il n’est pas là qui fait peur. Ici, on peut s’aider de la logique paradoxale des philosophes qui permet d’inverser ce qui semble évident, mais qui en fait ne l’est pas : ainsi on peut soutenir avec Spinoza de manière tout à fait générale, inversant la logique commune, que ce n’est pas parce que quelque chose est mauvaise que nous la haïssons, mais c’est parce que nous la haïssons que (nous disons) que cette chose est mauvaise. Alors de la même manière, on peut inverser la logique apparente de la peur et dire : ce n’est pas parce que la chose est redoutable, analysée et dentifiée comme telle, que nous la redoutons, mais c’est bien plutôt la peur qui la fait redoutable. Quand nous avons peur nous sommes affectés, nous sommes affectés d’un état particulier, il s’agit d’une modification de notre sensibilité qu’accompagne une représentation mentale. Alors que dit-on quand on dit « peur de demain » ? Comment le « demain » en tant que non advenu peut nous affecter maintenant ? En bonne logique, il ne le peut pas. Alors qu’est-ce qui nous affecte quand on a peur de demain ? Qu’est-ce que dévoile cette peur sur notre structure mentale et corporelle fondamentale, atavique peut-être ? La vulnérabilité de l’existence présente. Ce qui nous affecte, c’est le monde présent environnant comme nous débordant fondamentalement, quantitativement, nous sommes surpassés par définition par le monde. En quoi la dimension ou plutôt l’idée du futur intervient-elle ici ?
Elle paraît construite par l’élément affectif lui-même. L’objet est construit par l’affect, on se représente d’une certaine manière le lendemain parce que l’on est animé d’un affect de peur. La peur produit son objet. Si la peur produit la représentation du lendemain, alors il s’agit bien d’affirmer que ce n’est pas le demain qui est la cause de la peur.
Quelle est donc la cause de la peur de demain ? C’est ce qui nous est apparu : l’inscription de notre être nécessairement fini et contraint dans un environnement qui le surpasse infiniment.
3/ on rencontre ici alors le 3e axe d’analyse : la valeur de cette peur du lendemain, étant donné ce que nous venons de dire sur sa nature, à savoir : c’est une affection présente, qui nous renseigne à la vérité sur notre représentation du futur, sur notre façon de nous imaginer le temps, mais sans doute pas sur la nature réelle du futur.
Lançons pour finir la piste de l’examen d’un caractère heuristique de la peur de demain, c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle cet affect pourrait nous mettre sur la voie de la prudence par rapport à une situation potentiellement périlleuse. La question examinée ici est celle de la rationalité d’une telle peur parce que ce serait cette rationalité qui donnerait de la valeur à la peur.
La peur se dit timor en latin qui nous a donné timoré : la peur se rapporterait davantage au désir, la peur serait un adjuvant de l’action, cet affect nous pousserait à agir sous le coup du désir d’éviter un grand mal par un moindre mal dans le contexte d’une mauvaise rencontre. Comme dit Aristote, « la peur nous rend capables de prendre un parti, tandis que personne ne délibère plus dans une situation désespérée ». Et on est encore moins prudent dans la situation inverse de sécurité. Où l’on se sent à l’abri de tout. Quand on ne se sent pas à l’abri, mais exposé, on agit, voilà apparemment le ressort affectif de l’action de préservation.
C’est ainsi que l’on pourrait raccorder avec tout le courant de pensée qui, depuis Hans Jonas, met en avant le principe de précaution. De la PMA au clonage, en passant par toute une série de questions qui mettent en jeu l’avenir technique de l’homme et l’avenir de la planète, la peur du lendemain serait motrice dans la prise en compte active de ces questions et leur examen sérieux dans des comités d’éthique.
Cette question est liée à la question de pouvoir prévoir les risques et les maux futurs.
Il est certain que la prudence, attitude rationnelle et raisonnable, enveloppe un élément d’appréhension, le propre d’individus avertis, qui ont un usage des choses et notamment du danger. L’appréhension implique une certaine attitude cognitive, utile et adaptée pour prendre un parti et agir le mieux possible c’est-à-dire au mieux de ses intérêts ou des intérêts d’un groupe. Mais ceci étant dit, une fois analysées les raisons de la peur, autrement dit une fois que l’on a raisonné, que reste-t-il de la peur comme trouble, comme affect ?
Il semblerait que l’on ait ici affaire à un cercle, la peur n’est rationnelle (justifiée) que si c’est une marque de prudence et qu’elle ne vaut que par ses raisons. Hors de ses raisons, la peur comme trouble, comme affect, que vaut-elle ?
On peut mettre en question pour finir les raisons de la peur considérée comme telle, comme un trouble de l’affectivité humaine qui porte davantage à l’agitation et à l’action spontanée, cad non raisonnée. Et l’on rejoindrait ici l’antique maxime stoïcienne : « que le futur ne te trouble pas ». Cette maxime n’est pas un vœu pieux, car elle est fondée en raison, car des maux futurs ne sont pas des maux. Seul le présent pèse sur nous et nous affecte. Pour finir d’un mot de Sénèque :
« Bien malheureuse est l’âme obsédée du futur, malheureuse avant le malheur ». Et d’autant plus malheureuse, qu’elle voudrait qu’on lui garantît un risque zéro, ce qui est tout bonnement impossible.