15 JANVIER 2015

Texte d’Ollivier POURRIOL paru dans Le1 hebdo du 14/1/15.

DOUZE SALOPARDS

− Où sont les femmes?
− Tu vas pas commencer.
− Ben quoi, c’est l’occasion de vérifier, non? On est quand même morts en martyrs.
− T’as toujours pas compris le message?
− Si. Mais qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive de plus, maintenant?
− Quand je pense à ceux qui sont restés vivants. Tous nos frères de papier. Les pauvres.
− Les pauvres cons, ouais. Si on nous a butés nous, c’est parce qu’on était seuls.
− C’est vrai que publier ces caricatures, c’était pas très intelligent.
− Non, mais c’était courageux. Et puis la démocratie, c’est avoir le droit de ne pas être intelligent sans risquer de se prendre un pruneau en pleine poire.
− Quand tu disais “Je préfère mourir debout que vivre à genoux”, finalement tu es mort assis.
− J’aurais préfère vivre debout, évidemment. Mais est-ce qu’on avait le choix?
− Ben oui, c’est comme le Père Noël. Tu as beau savoir qu’il n’existe pas, tu peux respecter ceux qui y croient. Il y a plein de pays où le blasphème est puni de mort par la loi, tu le sais très bien.
− Ça va, les croyants c’est pas des gosses non plus. Et puis nous, on ne peut pas blasphémer, puisqu’on ne croit pas. Le blasphème, c’est pour les croyants. Tu vois, un gamin qui dirait: “Le Père Noël est un enculé”, là c’est un blasphème.
− Ça dépend, il a quel âge? Et puis si le Père Noël lui a pas fait de cadeau, il a raison, non?
− Vous me fatiguez. Moi je suis crevé.
− On l’est tous. Mais bon, c’est pas parce qu’on s’est fait buter qu’il faut pas finir la conférence de rédaction.
− J’ai un voisin qui a appelé ses chiens Zeus et Apollon. Des Dobermanns, comme dans Magnum. Eh ben j’essaye pas de lui casser son délire. Quand il dit “Zeus, Apollon, au pied!”, il prend un pied d’enfer. Et moi aussi.
− Non mais Zeus et Apollon, tu vois, c’étaient des dieux qui pétaient pas plus haut que leur cul. Tout le monde le savait que c’étaient des sales mecs, et ils s’en cachaient pas. Alors que les dieux d’aujourd’hui nous font le coup de la douceur, tout en se la jouant monothéiste.
− Comme disait Pascal: si Dieu existe, c’est un bel enculé.
− Pascal n’a jamais dit ça. Pourquoi tu racontes des conneries pareilles?
− Je te rappelle qu’on est morts pour avoir le droit de dire des conneries. Je vais quand même pas m’arrêter maintenant. Et puis Pascal, s’ils lui foutent une fatwa sur la gueule, ils peuvent toujours courir pour le choper.
− Tu paries?
− C’est vrai qu’on a été cons. On aurait dû aller plus loin.
− Au fait, on est où là?
− Pour l’instant, entre deux eaux. Tant que quelqu’un pense à nous, on est vivants. Mais vous inquiétez pas, ça va pas durer. Je les connais.
− Tu dis ça parce que tu espères que ça va durer quand même?
− C’est la vrai foi, mon pote. La foi du Charb.
− La foi de Charbonnier!
− En 81, quand Hara Kiri a disparu, faute de lecteurs, pour le dernier numéro, on avait fait la Une: “L’hebdo Hara Kiri s’arrête, son équipe vous dit: Allez tous vous faire enculer.”
− De nos jours, on pourrait plus faire ça.
− Au contraire, maintenant qu’on est morts, on peut tout dire, non?
− C’est vrai. Mais en même temps on ne peut plus rien dire, puisqu’on est morts.
− J’avais pas pensé à ça.
− T’as toujours été un peu con.
− Dis donc, un peu de respect. Je suis tombé pour la France quand même.
− Moi aussi, trou du cul. Mais avoue que tu t’en serais passé. Je sais pas vous. Ça me fait quand même chier d’être mort.
− Pourquoi tu dis ça? T’étais vieux. T’en as bien profité.
− C’est vrai. Mais je bandais encore. Et puis j’étais toujours amoureux. De ma famille, de mes amis, de vous, bande d’abrutis. De la vie, quoi. J’aimais la vie, bordel. Il est beaucoup plus difficile de perdre la vie quand on l’aime. C’est vraiment dégueulasse de tuer des gens qui croient pas en Dieu. Nous, on n’a rien vers quoi se retourner. On est carrément à poil. Pas de Paradis, rien.
− Oui mais pas d’Enfer non plus. Et puis nous on était vivants de notre vivant. Alors que les fous de Dieu qui nous ont…
− Tu as entendu ce qu’a dit Patrick? Il ne faut pas dire fous. C’est insulter les fous.
− Et puis c’est insulter Dieu.
− Ça va, il est assez grand pour se défendre tout seul.
− Tu as raison. Disons plutôt: les cons de Dieu.
− Ah non! C’est insulter les cons.
− Les gars, vous savez quoi? J’espère vraiment que l’éternité n’existe pas. Je ne crois pas que je pourrais vous supporter aussi longtemps.
− En tout cas, on a gagné. Notre mort prouve l’inexistence de Dieu.
− Au contraire, on a prouvé son existence. Dieu existe. Enfin, Dieu existait, mais il s’est pris une balle dans la tête.
− Merde. Tu es en train de dire que Dieu, c’est nous?
− Évidemment que c’est nous. Vous entendez pas? C’est pour nous que sonne le glas. C’est pour nous que les gens allument des bougies. C’est pour nous que les gens prient. Dieu était athée, ils l’ont tué, et il ne reviendra pas. Son vrai nom était Liberté. C’est pour ça que tout le monde pleure.
− Le con. Depuis qu’il est mort, il se prend pour un dieu. Tu as toujours eu la grosse tête.
− Ben non, regarde: Charlie et ses douze apôtres. Le mauvais esprit et ses saints.
− Nom de Dieu, il a raison. Notre compte est bon.