Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.
6 / UN PLATEAU POUR UNE ACCOUCHEE
Après vous avoir entretenu de la « bonne maladie » dans la précédente chronique, venons-en au résultat : la naissance. Mais autre lieu, autre époque : aujourd’hui la Toscane et le XVème siècle. Nous verrons des œuvres, dont on parle peu et qui, en revanche m’ont toujours passionné : les plateaux peints offerts aux jeunes femmes venant d’accoucher. En Toscane, en particulier à Florence, il était de tradition d’apporter un plateau chargé de fruits et de douceurs à la jeune mère venant d’accoucher, pour la réconforter et consolider sa santé. On voit cette tradition représentée dans une très belle fresque de Domenico Ghirlandaio (1449-1494), peinte sur un des murs du chœur de Sainte Marie Nouvelle à Florence (voir ci-dessous). La jeune mère (qui ne l’est plus tout à fait), c’est Sainte Elisabeth, la mère de Jean, le futur prophète Saint Jean Baptiste. Elisabeth, mariée à Zacharie, était la cousine de la Vierge Marie. Elle est alitée, tandis qu’au pied du lit des nourrices s’occupent du petit Jean. Entre dans la pièce, pour féliciter la parturiente, un beau groupe de femmes suivies de leur servante, qui porte le plateau d’offrandes. Ce sont des florentines, représentées dans ce groupe de quatre femmes et elles étaient reconnaissables pour les contemporains. L’actualité entrait ainsi dans le fait biblique, sans entrainer de gêne par anachronisme.
Les plateaux, offerts par la famille, quelquefois les amis, étaient réalisés en matériaux divers : en vannerie ou en bois pour les plus simples, en céramique, en argent ou vermeil et ceux-là relevaient de l’orfèvrerie. Certains, de bois, étaient peints, souvent sur les deux faces. La face portant les fruits ou autres présents, selon le prestige de la famille, recevait parfois une illustration principale. Au revers, pouvaient être peintes les armes, les emblèmes, des deux familles alliées par ce mariage et donc par cette naissance. Ce sont ces plateaux historiés qui nous intéressent, puisqu’ils relèvent de la peinture. On n’en a conservé que très peu, environ une soixantaine de par les collections mondiales des musées ou des collections privées.
Domenico Ghirlandaio (1449-1494), « Naissance de Jean-Baptiste », fresque, 1485-1490, Chœur de Sainte Marie Nouvelle, Florence
La naissance est une fête, surtout si c’est un garçon et le premier garçon. C’est un peu moins la fête si c’est une fille, car la future dot pour réussir à la marier est une calamité financière en perspective. L’éducation est d’ailleurs très déséquilibrée, les filles comptent peu, elles sont très désavantagées, on les nourrit moins, on ne les envoie pas à l’école. Il revient très cher de marier sa fille, on peut y perdre une partie de sa fortune, de ses biens en terres ou en maisons pour la dot. On marie la première fille, et les autres restent à la maison et travaillent pour la famille ou le clan. Alors que la naissance d’un garçon annonce l’inverse : on recevra la dot, qui enrichira la famille. Un garçon, c’est aussi des bras pour le travail, pour la guerre, et un représentant des valeurs viriles du clan.
Un exemple :
Bartolomeo Fruosino (1369-1441), plateau d’accouchée, vers 1420, tempera sur bois, 59cm de diamètre, MET, New York
La majorité des plateaux d’acccouchée (Desco da parto en italien, ou Birth tray en anglais, à savoir pour vos recherches d’images sur internet), représentent, sur la face principale, le dessus, une nativité. Le plus souvent celle de la Vierge Marie, celle de Saint Jean Baptiste, ou une naissance profane. Ce qui nous permet de voir des représentations de chambres du XVème siècle par exemple. Le revers du plateau est souvent plus original, car il est peint de scènes édifiantes pour la jeune mère et pour ses vertus, soit d’une figuration de Vénus ou d’amoureux célèbres, soit de figures de garçons en relation avec la naissance qui vient de se produire. Ainsi, le revers de ce plateau présente un enfant peint par le florentin Bartolomeo Fruosino (qui était un spécialiste de ce type d’objet). L’enfant est nu, c’est un garçon, il joue avec une baguette au bout de laquelle se trouve un petit moulin. Il est dans un jardin clos, entouré de roses, allusion à la Vierge Marie dans les litanies à la Vierge, images de la pureté. Il porte autour du cou le fameux morceau de corail, protecteur contre le mauvais sang, contre le mauvais sort. Morceau de corail si courant comme protection, qu’on le trouve encore fréquement en Italie et en particulier à Naples. De part et d’autre de l’enfant sont représentées les armes des familles qui ont été unies par ce mariage et qui accueillent ce petit fils. Autour du plateau, une inscription très parlante : « Avoir un garçon, c’est comme s’il pissait de l’or ». C’est clair, pour la famille c’est de la richesse, par la force de travail ou de combat, ou de prestige, que cet enfant annonce, mais aussi par la future dot en argent et en terres ou maisons, que ce garçon rapportera plus tard.
Bartolomeo Fruosino (1369-1441), plateau d’accouchée, revers, vers 1420, tempera sur bois, 59cm de diamètre, MET, New York
Les peintres de plateaux d’accouchées sont souvent des artistes de second plan dans la hiérarchie des ateliers, mais il y a un vrai marché auprès des familles nobles et riches. Des plateaux peints n’existent que dans les sphères fortunées, semble-t-il. Les autres se contentent d’une vannerie ou d’un plateau en bois. Mais on connait au moins un grand peintre de la première partie du XVème siècle à Florence qui a peint un tel objet : Masaccio (1401-1428).
Il représente un cortège portant la bannière du gouvernement de Florence, le lys rouge, s’approchant de la maison et de la chambre d’une femme fortunée, couchée dans son lit où elle a éprouvé les douleurs. L’enfant est né, il porte le petit morceau de corail autour du cou, les femmes s’affairent. D’autres femmes arrivent pour féliciter la parturiente. La composition est remarquable. La scène se passe dans une architecture ultra-moderne pour l’époque : un bâtiment conçu par Michelozzo di Bartolommeo (1396-1472), architecte, entre autres, du couvent San Marco de Florence. C’est lui qui aurait inventé cette novation : relier par un réseau de barres de fer les colonnes, de façon à les rendre solidaires et à éviter les écartements et, de plus , ce système permettait d’alléger la grosseur des colonnes, ce qui rendait l’architecture plus légère, plus élégante. C’est sur une telle barre que l’hirondelle de Fra Angelico était posée dans notre première chronique. Le décor est un mélange donc des apports de Michelozzo et aussi de Brunelleschi (1377-1446) pour les décors de marbre. Ce petit plateau, avec sa perspective rigoureuse et si bien rendue, rassemble ainsi trois grands noms de
Florence au début du XVème siècle : Michelozzo, Brunelleschi et Masaccio. On ne sait pour quelle famille il a été peint. Son revers représente un garçon nu, jouant avec un chien, mais ce n’est peut- être pas de la même main car c’est plus maladroit.
Masaccio (1401-1428), plateau d’accouchée, vers 1420, tempera sur bois, 56 cm de diamètre, Gemäldegalerie, Berlin.
Un des plus beaux plateaux est celui peint pour la naissance du petit Laurent de Medici, qui deviendra plus tard Laurent le Magnifique. Il a été peint pour sa naissance en 1449 et conservé pendant très longtemps au Palais des Medici à Florence. Il est dans un état remarquable. Il a pour thème : « Le triomphe de la Renommée ». On comprend ce choix très prémonitoire par rapport à l’importance politique de Laurent et de sa renommée venue jusqu’à nous. La Florence que nous admirons et visitons, c’est principalement celle du temps de Laurent le Magnifique (1449-1492).
Ce plateau (voir ci-dessous) a été peint par Giovanni di Ser Giovanni, dit Lo Scheggia (l’épine car il était très maigre ! Au contraire de son frère Tomaso, qui était Masaccio : le gros Tomaso). Lo Scheggia s’est spécialisé dans les plateaux d’accouchées et les panneaux peints pour les coffres de mariage (Cassoni), qu’on offrait par deux au moment de l’union. C’est un autre sujet très riche. Revenons au plateau pour Laurent. Il met en scène une allégorie de la Renommée. Exactement, un « Triomphe de la Renommée », faisant ainsi écho aux fameux « Trionfi » rédigés par Pétrarque (1304-1374). La représentation sur le plateau montre une foule de preux chevaliers, les plus valeureux guerriers, des hommes illustres, rois, poètes, philosophes, qui viennent témoigner de l’importance de la Renommée acquise, soit par le glaive soit par l’Amour (l’allégorie tient d’une main le glaive, de l’autre Eros et son arc). De la boule qui sert de piédestal à la figure allégorique, sortent les fameuses trompettes de la Renommée qui portent loin le nom et la mémoire des grands hommes.
Lo Scheggia (1406-1481), « Le triomphe de la Renommée », 1449, tempera sur bois, 72 cm de diamètre, MET New York
Au pied du monument allégorique se trouve curieusement, coincé par les chevaliers et les chevaux, un personnage en jaune qui nous fait face. A Florence on peignait sur des lais de tissus, des effigies des ennemis de la République, des traitres, des banqueroutiers. On les peignait en jaune infamant, comme pour la couleur de Judas. Les tissus étaient accrochés un temps au bas du Bargello, pour être exposés à la vindicte populaire, qui se défoulait sur les portraits peints. Ce personnage ici, l’ennemi de la Renommée, c’est la Médisance.
Il faudrait voir de nombreux exemples de ces pièces rares que sont ces plateaux d’accouchées et décoder les peintures. Cela nous entrainerait trop loin. Il nous faudrait un livre ! Je vous laisse en chercher sur internet et faire les commentaires. Encore quelques exemples pour le plaisir. Dans le plateau ci-dessous, daté de vers 1400, c’est une célébration symbolique de la beauté de la jeune mère qui reçoit le cadeau. Six valeureux amoureux légendaires sont agenouillés devant Vénus dans une mandorle de lumière. Leurs regards sont matérialisés par des traits d’or qui se dirigent vers un
lieu du corps bien précis. Ou l’inverse : c’est le sexe de Vénus qui rayonne vers eux pour les captiver. Les deux peut-être car c’est aussi un échange ! Dans le sens des aiguilles d’une montre, nous avons : Troïlus, Pâris, Samson, Lancelot, Tristan, Achille. Le mari de la dame avait intérêt à être à la hauteur de ces modèles !
Anonyme toscan, vers 1400, « Vénus adorée par six amoureux légendaires », tempera sur bois, 51cm de diamètre, Louvre.
Apollonio di Giovanni (1415-1465), « Le Triomphe de l’Amour », vers 1460, tempera sur bois 59,7 cm de diamètre, Victoria and Albert Museum, Londres.
Cette peinture fait, elle aussi, référence aux « Triomphes » de Pétrarque. Le char de l’amour est tiré par deux licornes blanches, symboles de pureté, les couples d’amoureux célèbres suivent le convoi. Sur les bords du char, le dieu Mars, en rouge comme il se doit, est attaché, capturé par l’Amour triomphant. Au sol, deux couples célèbres : Samson et Dalila et Aristote et Phyllis. Apollonio di Giovanni de Florence était un peintre spécialisé dans la peinture de plateaux et de coffres de mariage.
Autre plateau splendide ci-dessous :
Attribué à Francesco del Cossa (1436-1478), « La rencontre entre la Reine de Saba et le Roi Salomon », 1470-1473, tempera et or sur bois, 92cm de diamètre, MFA Houston.
Magnifique plateau, fait probablement par ce peintre de Ferrare, l’or est en relief à la feuille d’or. L’architecture est complexe, savante et charmante. Le sujet est idéal et un peu pervers, si c’est la famille de la mariée qui a payé : la jeune femme, telle la Reine de Saba, vient apporter tous ses trésors à son Salomon de mari, et aussi le présent d’un garçon probablement premier né pour que le plateau soit d’un tel faste !
Un détail des femmes de la suite de la Reine de Saba ci-dessous :
Je vous conseille d’agrandir le plateau pour voir tous les détails comme celui-ci.
Un dernier point. Ces plateaux d’accouchées étaient accrochés au mur comme souvenir de la naissance. Ce format rond était appelé un Tondo (des Tondi). De là est venue une mode, par extension, durant le XVème siècle en Toscane, de peindre sur format rond des Tondi. Un bel exemple de l’évolution de la peinture des plateaux à la peinture pour elle-même nous est donné par ce tondo de Filippo Lippi (ci-dessous), avec un sujet classique des plateaux : la naissance de la Vierge (à l’arrière à gauche), elle-même représentée avec Jésus au premier plan et, dans le coin haut à droite, le moment de la rencontre d’Anne et Joachim, les parents de la Vierge qui, par un baiser chaste, ont conçu Marie. On remarquera la performance dans l’architecture du lieu avec un dispositif très « cinématographique », trois lieux différents sont en même temps visibles. A noter aussi une femme portant sur sa tête un plateau…
Filippo Lippi (1406-1469), « Naissance de la Vierge », 1452,tondo de 135cm de diamètre, Palais Pitti, Florence.
Ce type de peinture sur format rond et grand (autour 120-130 cm), des tondi, deviendra une mode pour un temps pour les Florentins ou ceux qui fréquentent les ateliers (Ghirlandaio, Botticelli, Signorelli, Le Pérugin, Raphaël. Et même le fameux tondo Doni de Michel-Angedécoule de cette mode).
Il ne vous reste plus qu’à découvrir une soixantaine de plateaux d’accouchées dans le monde. Mais je vous préviens : ce sujet n’intéresse personne !
Gilbert Croué, le 12 Avril 2020