Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.
Chronique n° 16
LE VIEIL AMOUREUX
Dans les collections si riches du Metropolitan Museum de New York, les amateurs d’art peuvent faire de nombreuses découvertes. Bien sûr, les collections de peintures ou de sculptures sont presque sans fin et cumulent les chefs d’œuvres, mais il y a aussi les trésors des objets d’art. Dans une vitrine, au détour d’une longue promenade, on peut voir l’objet suivant :
Aquamanile, Flandre vers 1400, bronze, hauteur 33cm longueur 36cm, MET New York
Un aquamanile (nom masculin), est une forme d’aiguière pour se laver les mains dans la liturgie de la messe, ou dans la vie ordinaire comme objet de table. On le prenait comme un petit pichet pour verser un petit filet d’eau sur ses mains. Il y a de nombreuses variantes au Moyen-âge, souvent sous forme animalière.
L’objet est particulièrement intéressant pour son sujet. Une jeune femme est assise sur le dos d’un vieil homme à quatre pattes. Il s’agit d’une illustration d’une très vieille histoire : « Aristote et Phyllis ». Cette fable très populaire au Moyen-âge était diffusée par les poètes et les troubadours, et aussi par l’écrit, sous le nom de « Lai d’Aristote ». Un lai est un poème lyrique qui conte, par des vers courts et simples, l’histoire d’un héros ou une aventure. Le « Lai d’Aristote » existe au moins depuis le XIIIème siècle. L’auteur initial en serait Henri d’Andeli, un normand, mais on connait un conte à la structure semblable dans la littérature arabo-persane et qui serait antérieur au récit européen du Moyen-âge.
Aristote (384-322 av JC), philosophe et savant grec, a été un temps le précepteur et l’ami d’Alexandre le Grand (356-323 av JC). Aristote essayait de transmettre ses vastes connaissances, et aussi sa pratique de la réflexion et de la sagesse, à son jeune et fougueux disciple et monarque. Voyant Alexandre engagé dans une relation passionnelle avec une belle, la jeune Phyllis, Aristote essaie de tempérer les ardeurs du jeune homme, en lui exposant tous les risques encourus à la suite des comportements dictés par la passion. Il conseille à Alexandre de modérer ses relations et de prendre ses distances avec cette dangereuse conquête. Il lui expose, en quelque sorte, les dangers de l’amour fou !
La belle Phyllis, ayant appris les conseils prodigués par le philosophe, décide de se venger. Elle tourne autour d’Aristote, déploie tout l’arsenal de ses charmes, se promène à peine voilée sous les fenêtres du sage conseiller. Tant et si bien que le vieil homme devient fou d’amour pour cette jeunesse irrésistible. Il cède à ses avances. Phyllis informe Alexandre de la conduite inattendue du « maitre des sagesses ». Elle lui demande de venir se cacher derrière une porte entrouverte du logement d’Aristote. Phyllis fait mine de céder aux désirs d’Aristote mais lui demande auparavant de faire le cheval, à quatre pattes, et alors elle le chevauche avec entrain. Le vieillard soumis et ivre de passion se ridiculise, sans le savoir, devant son élève. Alexandre, caché, rit de bon cœur du vieil homme amoureux à son âge et dominé par une jeune femme!
Nous voyons la scène représentée par l’aquamanile. Pour faire bonne mesure, l’artiste montre Phyllis mettant sa main sur l’arrière train du « cheval Aristote » pour l’encourager à avancer. Le ridicule est maximum pour le vieux professeur. Il n’a pas su lui-même résister aux feux de la passion !
Alexandre demande des comptes à Aristote et celui-ci tente de s’en sortir avec une belle logique : « Comment une femme qui peut rendre fou un vieillard aussi sage que moi ne serait-elle pas dangereuse pour un homme jeune ? ». Argument bien trouvé, mais qui n’a pas convaincu Alexandre, semble-t-il, de renoncer à la belle Phyllis.
Ce sujet, le vieux sage qui perd sa raison par amour, a eu beaucoup de succès. On a toujours du plaisir à voir les donneurs de leçons faire le contraire pour eux-mêmes de ce qu’ils prônent pour les autres. La situation évoque cette amusante citation de Georges Courteline : « Si on devait tolérer aux autres tout ce qu’on se permet à soi-même, la vie ne serait pas tenable !»
Le sujet a été traité en enluminures de livres, en gravures, peintures, ou sculptures, en particulier en Flandre et en Allemagne, surtout aux XVème et XVIème siècles.
Maitre du livre de raison, Allemagne du sud, vers 1485, gravure, diamètre 15,9cm, Rijksmuseum, Amsterdam
On voit dans cette gravure que l’artiste a représenté Alexandre et un compagnon regardant la scène. L’auteur a rajouté une bride passée dans la bouche du pseudo cheval et la belle tient un fouet pour le faire avancer et obéir, en le dominant. Une situation de quasi masochisme pour Aristote.
Hans Baldung Grien, collaborateur de Dürer, fait une réalisation (ci-dessous) dans laquelle les deux protagonistes sont représentés nus. Ce qui accroît l’aspect érotique. Le fait qu’une femme chevauche un homme dans une relation érotique était lu comme scandaleux. L’Église
condamnait cette relation, dans laquelle la femme dominait l’homme, alors que la norme et la logique, selon l’Église, étaient que la femme devait être soumise à l’homme, et non l’inverse. Le chevauchement d’un homme par une femme était une position de prostituée, et non celle d’une femme honnête. Ce qui gênait peut-être aussi, c’était que les femmes qui entendaient le récit de cette histoire, ou en contemplaient des représentations, pouvaient s’identifier à Phyllis dans un acte de domination de la femme sur l’homme.
Hans Baldung Grien (1480-1545), gravure sur bois, 1515, Rijksmuseum, Amsterdam
Cette gravure magnifique de Lucas de Leyde représentant Aristote en oriental à turban, un mors de cheval dans la bouche, et fouetté par la belle aux cheveux roux épars symbolisant la luxure, avait été publiée dans un recueil intitulé : « Les fourberies féminines ». Tout un programme.
Stalle du XVIè siècle de l’Abbaye augustinienne de Montbenoît, Doubs, France
Cette fois, la belle pour se faire comprendre tient un bâton et cela ne semble plus une partie de plaisir pour notre philosophe amoureux. C’est un thème qu’on retrouve quelquefois sur le décor de stalles d’églises ou sur des parties qu’on abaisse, pour s’asseoir, et qu’on appelle des miséricordes.
Miséricorde, bois sculpté, avec Aristote et Phyllis, vers 1500, Cathédrale de Zamora, Espagne.
Sur ces miséricordes, les décors sculptés représentent souvent des diables, des péchés ou différentes allégories. Il est plaisant d’envisager que des moines rigoureux, comme les Augustiniens, s’assoient sur les miséricordes abaissées ou s’adossent sur des scènes érotico- masochistes et célébrant la puissance des charmes féminins. Mais c’était certainement pour mieux les prémunir des tentations! On peut aussi imaginer pour ces religieux la délectation de pouvoir s’asseoir sur le grand philosophe grec, mais païen et très controversé par l’Église. Être assis sur Aristote en écoutant la messe…un délice !
Il faudrait montrer les très nombreuses représentations de ce thème dans les différents registres des arts plastiques. Il vous reste à en chercher d’autres pour votre plaisir.
Ce thème du vieil amoureux trouve une autre expression dans des versions sur le thème du scandale que représente le désir amoureux pour un homme d’âge. Le peintre allemand Lucas Cranach (1472-1553), l’ami proche de Martin Luther, a peint à plusieurs reprises ce thème du couple mal assorti.
Lucas Cranach, « Le vieillard amoureux », 1522, h/b 84×63, MBA Budapest
On voit dans cette représentation que, contre l’accession à ses charmes, cette jeune femme pille allègrement la bourse du vieillard. C’est justice. Dans une autre version du thème par l’Anversois talentueux Quentin Metsys (1465-1530), on voit la personnification de la folie qui s’en mêle. Un fou en costume orange aux grandes oreilles, compte l’argent que lui passe en douce la jeune femme qui, d’une autre main, flatte le vieux prétendant. Ce thème de la folie qui s’empare des vieillards amoureux était très populaire à des périodes, Moyen-âge et Renaissance,
où la mortalité importante laissait des veufs et des veuves en quête de remariage pour survivre. Tant qu’à faire, les hommes plus âgés cherchaient des femmes jeunes. Mais c’était souvent pour leur perte. Boccace ou les contes libertins ont fait matière de cette situation. Le vieillard trop présomptueux est en général grugé.
Quentin Metsys (1465-1530), « Les amoureux mal assortis », h/b 43×63 National Gallery, Washington
Cesare Ripa (1555-1622), l’érudit italien, qui a constitué la fameuse « Iconologia » dont la première édition est de 1593, recense et décrit les allégories et les symboles représentatifs de nombreux concepts comme la prudence, la philosophie, les vices et les vertus ou les différents types d’amour, ceci pour servir aux poètes, aux artistes, aux gens de théâtre, et à tous ceux qui ont besoin de concrétiser des idées. Cette Iconologia a eu un succès phénoménal en Italie puis dans toute l’Europe au XVIIème siècle. Pour lui, le concept de scandale est représenté par le vieillard amoureux.
Cesare Ripa, « Le Scandale », édition française de 1643.
La description de Ripa est la suivante: « Le Scandale est représenté par un vieillard, pour ce que les fautes que l’on commet en cet âge-là sont beaucoup plus considérables que celles qui se font durant la jeunesse. Le luth et les cartes qu’il tient avec les romans d’amour à ses pieds signifient que c’est une chose scandaleuse de voir qu’un homme d’âge s’amuse à ces galanteries puisque, comme le dit le poète, en cette dernière saison de la vie : « Il faut savoir prendre congé de Vénus et des Grâces ».
Si notre ami Aristote avait su prendre congé de Vénus à temps, il ne se serait pas ridiculisé devant Alexandre le grand et toute sa cour qui ont ri à ses dépens. Il y a une autre leçon à retenir des agissements d’Aristote, c’est que les passions et les sentiments dominent presque toujours sur la raison et l’intellect.
Gilbert Croué Le 25 /11/2020
Hans Thoman, vers 1520, bois de tilleul, 35×37, BNM Munich