Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.
7 / LE TEMPS VAINCU
En cette période de confinement, le temps est une préoccupation. Pas le temps météorologique, encore qu’il ait son importance pour au moins mettre le nez dehors, non, il s’agit, dans cette chronique, du temps comme durée. Le déroulement du temps. Ce temps qui, irrémédiablement avance, sans pitié pour nos âges et nos corps. Ce n’est pas seulement une histoire de vieillesse au bout du chemin, c’est un temps qui avance et lamine, depuis la première heure après notre arrachement initial du paradis liquide. Cette préoccupation de l’avancée du temps a trouvé, naturellement, sa représentation graphique, picturale ou sculpturale.
Ignaz Günther (1725-1775), Bavière, « Chronos », 1770, tilleul cérusé, 53,5cm, Musée Bavarois, Munich
La représentation traditionnelle de l’allégorie du Temps, que nous connaissons tous, le montre en vieillard barbu courbé par les ans, ailé, et avec ses attributs traditionnels : la faux et le sablier. Le sablier est là pour compter le temps et la faux pour faucher, bien sûr, ceux qui sont arrivés à la fin de leur crédit d’années. Cette faux viendrait de l’ancien dieu grec de l’agriculture Cronos qui portait logiquement une faucille, et d’une confusion-glissement avec Chronos le nom signifiant le Temps. La faucille se transforme en faux, plus spectaculaire. En occitan, la faucille se disait daille (ou dail), ce qui donne le sens à un lieu de notre région : Cap d’ail, qui devrait s’écrire Cap de la daille, en faucille, en courbe.
Cette représentation du vieillard chenu, tenant sa faux et un sablier, s’est imposée seulement à partir de la Renaissance pour se maintenir ensuite dans les représentations. Quelquefois, on lui associe un serpent qui se mord la queue, symbole de l’éternité, et parfois aussi une béquille pour faire bonne mesure.
La lourdeur du pas du temps et son aspect d’avancée inexorable sont associés à l’image de l’éléphant, que rien n’arrête et qui continue droit vers son but. On trouve cette association Temps-Eléphant dans la mode des pendules, qui rythment le temps, à la Renaissance mais surtout aux XVIIème et XVIIIème siècles.
France, pendule à l’éléphant, XVIIIè siècle, bronze et porcelaine, 43 x 12,7 x 12 Fondation Angladon-Dubrujeaud, Avignon.
Cette belle pendule de la Fondation Angladon-Dubrujeaud d’Avignon (à voir quand vous aurez le droit de sortir !), œuvre du XVIIIème siècle, nous montre bien cette symbolique. Elle est un véritable memento mori, elle évoque le temps qui passe lentement (l’éléphant bien sûr) mais inexorablement. Déjà les feuillages sont desséchés, le socle est en partie brisé, pour signifier que le temps vient à bout de tout, des pierres comme des plus belles architectures. La Renommée qui surmonte la pendule n’y fera rien, le long temps engloutira aussi la mémoire. Sur le médaillon qu’elle porte est inscrit : « Gloire à Dieu dans les hauteurs (des cieux) et paix sur la Terre pour les hommes de bonne volonté ». Nous allons retrouver cette confrontation entre le Temps et la Renommée, une lutte sans fin.
A Bourges, dans le centre de la France, au Musée du Berry, se trouve une magnifique peinture d’un des meilleurs peintres français du XVIIème siècle : Simon Vouet (1590-1649). Il fait partie d’un âge d’or de la peinture française avec Georges de La Tour, Claude Lorrain, Nicolas Poussin, Claude Vignon, Nicolas Régnier, Sébastien Bourdon et quelques autres. Simon Vouet est parti en 1612 à Rome, pour étudier la peinture dans le lieu qui était le plus important de l’époque, et aussi pour y découvrir les novations (pensez au Caravage en peinture ou au Bernin en sculpture). Il y est resté quinze ans, est devenu le « Prince » (c’est-à-dire le président) de la Guilde de Saint Luc (organisation professionnelle des artistes et artisans d’art), à un moment où les artistes étaient nombreux à Rome, venant de toute l’Europe. C’est dire la reconnaissance qu’il avait de ses pairs. Excellent dessinateur et peintre, il a fait pendant 15 ans une carrière à Rome et Gênes puis, compte tenu de ses talents, Louis XIII l’a rappelé à Paris en 1627. Dire qu’il a quitté l’Italie avec plaisir serait plus qu’exagéré, mais le Roi c’est le Roi…Surtout quand il vous appointe depuis de longues années. Après une carrière officielle de peintre du Roi et de nombreuses commandes, il meurt en 1649, non sans avoir formé deux grands peintres du XVIIème français : Le Brun et Le Sueur.
Claude le Ragois, seigneur de Bretonvilliers (1582-1645), trésorier du Roi et payeur général, commande à Simon Vouet, pour son Hôtel particulier de l’île de la cité à Paris, une peinture ayant pour thème : « Le Temps vaincu », d’un assez beau format : 187×142 cm, pour décorer ses appartements. En 1643, Vouet choisit, bien évidemment, le langage allégorique très à la mode au XVIIème siècle. Comment lire cette peinture dans un état parfait de conservation et splendide de composition, de coloris et de clarté ?
Le Temps est représenté par un vieillard à terre, qui semble regarder avec terreur les furies qui lui tombent sur le dos ! Nous connaissons déjà la figure allégorique du Temps, on aperçoit un bout de sa faux basculée à l’avant, accentuant l’idée de chute du vieillard. Un angelot, Eros, incarnation de l’amour, lui tire des plumes des ailes. En face d’Eros, arrachant les cheveux blancs du Temps, c’est la compagne d’Eros, Vénus. C’est l’allégorie de la Beauté. Elle est dénudée en partie, montrant la promesse d’un corps parfait, elle porte un habit d’un bleu céleste et une couronne de roses, venant magnifier sa beauté et sa royauté féminine. Il faut imaginer d’ici le parfum des roses, qui accompagne cette allégorie triomphante, la Beauté aidée par l’Amour. A ses côtés, en robe verte et châle orangé-rouge, l’allégorie de l’Espérance.
Cette belle jeune femme arrache elle aussi les ailes du Temps. La couleur verte de sa robe (liée à l’espérance) est donc justifiée. L’attribut de l’Espérance est l’ancre qui est à ses côtés. Pourquoi l’ancre ? L’Espérance est une des vertus théologales (Théo-Logos : ayant Dieu pour objet). Les trois vertus théologales sont : la Foi, la Charité et l’Espérance.
Simon Vouet (1590-1649), « Le Temps vaincu », 1643-1645, h/t 187×142 Musée du Berry, Bourges
Si l’Espérance est symbolisée par une ancre, c’est qu’elle est « ancrée » au cœur de l’homme et surtout au cœur du chrétien. Saint Paul, dans l’Epître aux Hébreux, écrit : « Cette espérance, nous la garderons comme une ancre solide et ferme de notre âme ». Rappelons-nous aussi le mythe antique de Pandore : de la boîte interdite qu’elle finit par ouvrir, les maux s’échappent et se répandent sur la Terre et il ne reste au fond de la boîte que l’Espérance. C’est un peu un écho à notre situation actuelle, la boîte de Pandore s’est ouverte, libérant le mal et il ne nous reste plus qu’à espérer que le mal s’évanouisse ou qu’on referme le couvercle, une fois qu’il sera de nouveau emprisonné, mais dans quelle boîte ?
Au-dessus de l’Espérance, en rose brillant, l’allégorie ne nous pose pas de problème : c’est la Renommée, ailée et portant deux trompettes, pour porter loin et longtemps la célébrité des êtres illustres et des justes. Elle ne regarde d’ailleurs pas le Temps plus bas, mais porte son regard loin en avant et haut vers l’avenir. La dernière allégorie en haut à gauche, c’est la Fortune. Elle est représentée distribuant des richesses, de l’or, des couronnes et un bâton de commandement pour exercer le pouvoir. On remarque qu’elle est aveugle. La Fortune est aveugle ! Pourquoi ?
Autrefois, le mot Fortune avait le sens de Destin : bonne fortune, mauvaise fortune. Dans le langage allégorique, avant le XVIIème siècle, elle était représentée par une femme ailée, debout de manière instable sur une boule ou une roue, et qui pouvait à tout moment changer de direction, poussée par des vents parfois contraires. Elle va donc au hasard. Elle est aveugle, dans de nombreuses versions (comme ci-dessous dans l’allégorie de la Faveur, qui a le même sens de fortune, destin), car elle favorise ou non les hommes par hasard. Le destin bon ou mauvais, est une loterie.
Cesare Ripa (1560-1623), « Iconologia », édition française de 1644
L’Iconologia de l’Italien Cesare Ripa est essentielle pour lire une bonne partie de la peinture et de la sculpture en Europe du XVIIème siècle au XIXème siècle. Les artistes ont souvent utilisé cette somme des représentations allégoriques, compilée par Ripa, depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance. La première édition date de 1593.
En revenant à la très belle peinture de Simon Vouet, nous pouvons écrire en synthèse :
Le Temps, pourtant triomphant de tout, est ici vaincu par les valeurs et les qualités humaines :
– L’Amour/Eros et le rayonnement de l’amour.
– La Beauté/Vénus et la renommée de la beauté au sens physique, au sens moral, la beauté d’âme, qui triomphent du Temps.
– L’Espérance, qui traverse la longue durée et qui peut vaincre.
– La Renommée, qui traverse l’espace et les siècles et qui porte loin la célébrité des hommes valeureux, créatifs, bienfaiteurs. Elle célèbre les vertus et les beautés des hauts faits.
– La Fortune au sens de Destin, qui distribue les destins favorables.
Toutes ces qualités peuvent graver dans l’histoire la mémoire des êtres admirables. Contre cette mémoire partagée, le Temps ne peut rien. L’Amour célébré, la Beauté légendaire, l’Espérance chevillée, la Renommée tenace et la bonne Fortune triomphent du Temps.
Le Temps ne peut plus rien contre le souvenir d’Homère, d’Alexandre le grand ou la beauté d’Hélène…qui ont conquis l’éternité. Tel est le message optimiste du commanditaire de l’œuvre si bien réalisée par le peintre Simon Vouet.
Gilbert Croué, le 17 Avril 2020
Simon Vouet, étude pour le Temps vaincu, craie noire, craie blanche