Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.
9 / LA ROUGE ET LA NOIRE
Pas de bataille compliquée aujourd’hui, la loupe ne sera pas nécessaire. L’œuvre du jour est d’un peintre belge. J’essaie de vous proposer des sujets divers et des provenances variées. L’agréable, c’est de vous faire connaître des œuvres inhabituelles, car je suppose que vous n’avez pas attendu le confinement pour découvrir les classiques. Quelques surprises, que diable ! En histoire de l’art, il y a tant à faire et à voir, au gré des promenades dans les musées.
Aujourd’hui, nous partons pour le Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers. Ce musée a de remarquables collections, car l’histoire de la ville est d’une grande richesse. Le port d’Anvers s’est développé, surtout à la fin du XVème siècle, entrainant un essor économique, ce qui a attiré les artistes, qui suivent toujours les puissants commanditaires financiers. Il y a eu une « École d’Anvers », en particulier au XVIème siècle (Metsys, Patinir, Gossaert, Bruegel l’ancien, et beaucoup d’autres). Le XVIIème siècle n’était pas en reste, avec le grand Rubens dont on peut encore visiter la maison et l’atelier, et d’autres grands noms (Van Dyck, Bruegel le jeune, Jordaens, Snyders, et de nombreux autres artistes). Le patrimoine d’Anvers est très riche en musées, architectures, églises et quelques brasseries qui valent le détour. En des temps où on voyageait beaucoup (c’est peut-être fini le gaspillage de carbone !), on ne pensait pas assez à Anvers comme ville d’art, et pourtant, c’est une ville passionnante et très vivante pour la création dans tous les domaines. Dans ce fameux musée des Beaux-Arts, il y a une petite toile qui ne paye pas de mine : notre choix du jour.
Dans sa simplicité, elle ne retient pas forcément le regard du visiteur fatigué, après les grandes orgues théâtrales de Rubens, qui n’hésitait jamais sur le poids de chairs et de tissus. Les dernières salles sont un peu délaissées par l’amateur, qui cherche avant tout, en bout de course, un fauteuil salvateur, dans lequel il va pouvoir enfin s’assoupir, en faisant mine de méditer.
Il y a là une peinture d’un Belge dont les Français ne parlent jamais. C’est notre objet.
Gustave van de Woestyne (1881-1947), 1910, h/t 73×63, MRBA Anvers
Certains vont dire : « Oui je comprends qu’on ne s’arrête pas devant cette peinture !», surtout dans la quasi dernière salle. Elle apparaît d’une parfaite platitude et un peu simpliste. On va essayer d’y voir plus clair, au-delà de l’évidence.
Les deux femmes sont côte à côte et pourtant ne se regardent pas. L’une derrière l’autre. Les deux bouches sont closes : elles ne se parlent pas ou, peut-être, viennent-elles de finir d’échanger. C’est un moment de silence et chacune repart, muette, dans son monde. Ce qui frappe, c’est la différence de « monde » justement. L’une, vêtue de rouge est habillée simplement d’une blouse, l’autre, vêtue de noir et d’un grand chapeau noir à plume rouge, est habillée avec recherche. Les vêtements les opposent. Simplicité/Sophistication. Voilà une piste pour entrer dans la compréhension du tableau. On sait, par une étude, qui date un peu maintenant, mais je ne crois pas que cela ait beaucoup changé, qu’un visiteur lambda d’un musée ne reste en moyenne que 12 secondes devant une œuvre. Je ne parle pas des amateurs d’art que vous êtes, capables de rester une heure devant un tesson de poterie grecque. Mais, imaginez le visiteur du Louvre, qui parcourt les collections de peintures en une après-midi : que voit-il ? Et plus grave: que comprend-il ? Il nous faut du temps pour interroger les œuvres qui, autrement, se referment comme des fleurs fanées. Notre peinture demande aussi du temps, au-delà de sa simplicité de lecture dès la perception première.
Revenons à nos deux femmes, que nous allons appeler pour simplifier la Rouge et la Noire. La Rouge est tête nue, sans fard, robe simple et boutonnée mais rouge, donc très visible et moins discrète de ce fait, moins austère. Elle regarde devant, hors du tableau, comme si elle avançait. Elle a les yeux clairs, presque transparents.
La Noire est habillée d’un vêtement uniformément noir, qui ne révèle rien de son corps (au contraire de la blouse rouge de l’autre femme). Elle est « chapeautée » par une large capeline noire et grise, agrémentée d’une grande plume rouge frémissante, certainement. Elle est « voilettée » d’importance ! Le chapeau et sa voilette cachent une bonne partie du visage. On ne sait rien du haut de son visage, rien de ses yeux, rien du sens de son regard, à la différence de la « Rouge », dont on sait presque tout : le corps, le visage, le regard, les cheveux. La « Noire » est boutonnée jusqu’au col, elle a une petite bouche fermée, avec du rouge à lèvres, une mèche en accroche-cœur au-dessous de l’oreille.
Le peintre indique ainsi, de façon claire, la différence de milieu, et des univers qui se tournent le dos. L’une est vêtue simplement comme une paysanne, l’autre est habillée selon la mode de la bourgeoisie, vers 1900, dans les grandes villes comme Bruxelles ou Paris. Il s’agit de vêtements luxueux, d’habits de sortie d’après-midi, « en chapeau », selon les codes de la Belle Époque. Mais pour mieux comprendre encore cette peinture, il faut revenir vers le peintre. Qui est-il ?
Gustave van de Woestyne, « Autoportrait à Laethem », 1909, h/t, Collection privée
L’auteur, Gustave van de Woestyne, est un Belge né à Gand en 1881. Il est mort près de Bruxelles en 1947 à 66 ans. On peut considérer qu’il est un artiste prodige car, dès 14 ans il étudie la peinture dans une académie à Gand, tout en pratiquant la musique comme organiste. Son frère, Karel, se consacre à la poésie et aussi un peu à la peinture. Ils sont inséparables. Pour des raisons de santé, Gustave est placé en convalescence dans un village, à Laethem-Saint-Martin. C’est, à l’époque, en 1898, un tout petit village de campagne, au sud-ouest de Gand. Son frère Karel suit bien sûr. Il y avait là un sculpteur, Georges Minne, ami de Maeterlinck. Autour de ce noyau, d’autres artistes peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, musiciens, vinrent former un groupe, qu’on a appelé la Communauté de Laethem-Saint-Martin. Cette colonie d’artistes a été dispersée par la guerre de 14. C’est une aventure bien connue et documentée pour l’histoire des arts en Belgique. Ils étaient fortement reliés au Symbolisme européen, mouvement important de l’époque, en particulier en Belgique, Hollande, Suisse, France. La plupart des artistes avaient des préoccupations imprégnées de religiosité, comme souvent dans le mouvement symboliste. Ces artistes du groupe de Laethem fuyaient la ville, par exemple Bruxelles, pour son agitation, ses tentations, ses superficialités. Ils réagissaient contre l’art, qui proliférait dans les milieux mondains et contre les mouvements modernistes. En vivant à la campagne, ils se protégeaient du monde industriel en plein essor, avec la destruction des paysages qui l’accompagne. Nous avons là des échos des préoccupations des Préraphaélites anglais que connaissait bien Woestyne. Il peignait des représentations de la vie rurale et des portraits sensibles des villageois, qu’il aimait fréquenter.
On peut donc lire, maintenant, cette peinture comme une valorisation de la vie paysanne présentée comme plus authentique et plus morale. A contrario, la vie mondaine, fardée, est plus dissimulatrice, artificielle et parfois corrompue. On peut considérer ces deux femmes dans un registre allégorique : l’Allégorie de la Vertu s’opposant à l’Allégorie des Vices.
C’est un sujet traité à plusieurs reprises dans l’histoire de la peinture : « Le choix entre le vice et la vertu » et notamment sous la forme suivante : « Le jeune Hercule à la croisée des chemins, entre le Vice et la Vertu », dont on voit un exemple par Annibale Carracci en 1596. Il doit choisir entre deux voies, figurées par deux femmes. L’une, vêtue avec décence, la vertu, lui propose un chemin escarpé, dur, sec, éprouvant, long, mais au sommet il trouvera la figure de Pégase, le cheval ailé, symbolisant l’esprit sublimé, ailé et triomphant des pesanteurs du monde. C’est la voie du mérite, que le Temps – qu’on voit à gauche en bas – inscrira dans son grand livre des choses mémorables. De l’autre côté, l’autre femme dénudée, tentante, lui fait voir une nature verte, fleurie, accueillante, accessible sans effort car du niveau de la terre, c’est-à-dire ici et maintenant. On y voit des jeux, de la musique et les plaisirs des sens. Mais, comme alerte, il y a la fausseté des masques, symboles de la vie qui n’est que théâtre et fausseté des apparences. Cette thématique, véritable débat philosophique, a été traitée plusieurs fois en peinture. Elle n’est pas nouvelle, on la fait remonter au philosophe grec Prodicos de Ceos du Vème siècle avant JC, qui énonce le choix d’Héraclès entre l’Excellence et le Vice.
Si nous revenons à nos deux femmes, la Rouge et la Noire, nous voyons illustrées ces deux voies. Celle des vertus de travail, de simplicité rustique, de la vie rurale et du destin tracé. Dans le coin supérieur à droite, peu lisible, on voit un espace de verdure et une ferme au loin. Un chemin y mène, un homme, les deux mains dans le dos, marche vers sa ferme, peut-être celle aussi de la femme en rouge, son épouse.
L’autre femme, la Noire, est dissimulée sous les parures de la mode, aux attraits artificiels que représentent le rouge à lèvres, le fond de teint blanchâtre qui camoufle la peau, l’accroche cœur et, par-dessus tout, la plume gigantesque portée comme un panache, pour attirer l’alouette masculine ébahie. Elle représente la voie des plaisirs. Une femme tenant une plume, postée par exemple à une fenêtre, représentait, dans la peinture du XVIIème siècle en Hollande, une prostituée. Les plumes sont une marque de « la Cocotte » à la Belle Époque. La parure de plumes continue d’être l’apanage des cabarets aux femmes dévêtues.
On trouve parfois comme titre pour cette peinture : « Les deux sœurs ». Ce titre serait intéressant à développer car il renforcerait l’idée plus forte encore que, dans la même fratrie, l’une est partie vers un chemin et l’autre a bifurqué vers un tout autre. Depuis le choix au carrefour, leurs voies ne sont plus conciliables. La paysanne tourne le dos à cette sœur citadine et maquillée, « dissimulée », cette citadine « reconditionnée ». Mais rien n’atteste que ce soit deux sœurs, c’est juste une option plaisante.
En fait, le vrai titre de la peinture, donné par Woestyne lui-même, est : « Les deux printemps ». Intéressant ! La question qui est posée, à vrai dire, ou de surcroit, c’est : laquelle des deux vit le meilleur printemps de son existence ? Le printemps le plus enviable ? La citadine aux artifices, à la vie mondaine, ayant les libertés que donne la grande ville, à la sexualité ouverte annoncée par la plume ? Ou la paysanne vivant dans un monde naturel, simple, réglé, plus contraint par la morale et le jugement d’un milieu social restreint ? Pourtant, n’a-t-elle pas sa robe entrouverte ?
À vous de choisir votre interprétation et…votre voie…
Gilbert Croué
Le 2 Mai 2020