Éric DESCHAVANNE
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« D’après ce que vous en pensez, ce protocole à base de chloroquine est-il un traitement efficace ou pas efficace contre le Coronavirus ? » A cette question posée par l’IFOP le 6 avril dernier, 21% seulement des Français sondés répondaient ne pas savoir. Il s’agissait pourtant de l’unique réponse rationnelle possible. Il est légitime, sur la base d’une information prise auprès des gens compétents, d’avoir une opinion sur n’importe quel sujet sans être soi-même un expert du domaine concerné. Mais l’information pertinente, en l’occurrence, signalait l’incertitude qui régnait au sein de la communauté scientifique sur cette question comme d’ailleurs sur à peu près toutes celles liées à l’épidémie de Covid-19. Quand les études scientifiques concluent diversement, qu’elles font l’objet d’analyses contradictoires, voire de polémiques, chez les experts eux-mêmes, sur quelles données le citoyen ordinaire pourrait-il étayer son opinion ?
La querelle de la chloroquine: Politisation d’une question médicale
Le sondage révélait deux choses. D’une part, le fait que la France se partageait en deux catégories de croyants: ceux qui croyaient au traitement miracle (59% des sondés) et ceux, moins nombreux (20% des sondés), qui ironisaient sur la « potion magique » du « druide gaulois », persuadés que la désormais fameuse bithérapie proposée par le Professeur Raoult, à base d’hydroxychloroquine et d’azythromycine, n’était qu’un mirage. Le sondage montrait d’autre part qu’on pouvait discerner une corrélation entre la croyance exprimée et la plus ou moins grande proximité ou hostilité vis-à-vis du gouvernement. Comment ce qui aurait dû rester une question médicale soumise à examen scientifique a-t-elle pu devenir une querelle politique passionnée ? Plusieurs ingrédients, d’inégale importance, étaient pour cela nécessaires.
La première condition fut bien sûr le monopole médiatique exercée par l’information sur la Covid-19. Cette focalisation de l’attention, et l’anxiété qu’elle a pu générer, peut seule expliquer ce fait remarquable révélé par le sondage et qui eût été ahurissant en temps ordinaire : 98% des personnes interrogées déclaraient avoir entendu parler du débat médical sur la chloroquine! Autre condition sine qua non : l’incertitude scientifique relative au Sars-CoV-2, la confrontation avec l’inconnu étant nécessairement dans un premier temps source d’hypothèses divergentes et de dissensus.
La découverte par les non-initiés de la complexité du monde scientifique et des conditions de la fabrication de la vérité en son sein est une autre donnée importante à prendre en considération. Jamais avant la pandémie de Covid-19 lumière médiatique aussi puissante n’avait été braquée sur une recherche scientifique en cours. Nombre de béotiens ont sans doute découvert avec stupéfaction que la science n’était pas un univers éthéré placé au-dessus des intérêts et des passions générant quasi-instantanément un consensus aussi désintéressé que spontané autour de la vérité. Le spectacle des controverses passionnelles, palinodies, études contradictoires et publications douteuses au sein du monde savant a sans doute favorisé la projection des passions politiques sur une question ressortissant a priori à la recherche scientifique.
Deux événements ont contribué directement à la politisation du débat: en interdisant aux médecins de ville de prescrire l’hydroxychloroquine l’État faisait le choix de déresponsabiliser les médecins et d’infantiliser les malades, créant ainsi les conditions d’une révolte médicale susceptible d’être présentée en retour comme une forme de populisme médical; en démissionnant du Conseil scientifique, le Professeur Raoult brisait l’illusion du consensus scientifique sur lequel le gouvernement pouvait tenter de s’appuyer pour bâtir une « union nationale » autour de sa « stratégie » contre la Covid-19.
La querelle devenait incontournable et la neutralité impossible, du fait des deux points clivants générés par l’engagement du Professeur Raoult. Chacun, se percevant comme un malade en puissance, pouvait se sentir concerné et s’indigner ou bien qu’on demande à pouvoir prescrire librement un traitement dont on n’a pas la preuve de l’innocuité et de l’efficacité, ou bien qu’une administration bureaucratique restreigne l’accès à l’unique traitement, fut-il hypothétique, offrant l’espoir de réduire le risque d’aggravation d’une maladie potentiellement mortelle. Le discours du savoir, assuré et rassurant, tenu par le Professeur Raoult contrastait par ailleurs de manière saisissante avec celui de ses confrères, lesquels faisaient part de leur perplexité devant le nouveau virus et de la crainte que leur inspirait l’épidémie (dont certains épidémiologistes annonçaient qu’elle pourrait tuer en France deux ou trois cent mille personnes). Relativisant systématiquement le risque, jugeant improbable l’arrivée de l’épidémie en Europe puis sa durée au-delà du printemps, affirmant la possibilité de s’y préparer efficacement, proposant un traitement, suggérant l’inutilité du confinement de masse, Raoult ne pouvait que séduire ou énerver ceux qui l’écoutaient, certainement pas les laisser indifférents.
Les paroles et les actes du Professeur Raoult ne pouvaient donc que susciter la controverse. Que celle-ci ait servi de prétexte à raviver en pleine épidémie le conflit né de la crise des gilets jaunes ne peut en revanche s’expliquer que de manière extrinsèque, par la profondeur de la fracture socio-politique entre le « bloc populaire » et le « bloc élitaire » en France. On a vu se reconstituer les deux mêmes camps, celui de la haine, dénonçant le complot des élites contre le peuple, et celui du mépris, stigmatisant la déraison des «rageux». Transformé en héros populaire par les forces protestataires, le Professeur Raoult devenait ipso facto, par le jeu d’une réaction quasi-pavlovienne, un démon populiste pour les partisans du gouvernement.
Une absurde et vaine polémique ?
Apparaissant comme la « figure centrale des théories complotistes » (Le Monde, 28 mars), Didier Raoult subit de la part des rationalistes auto-proclamés des attaques ad hominem pour le moins étonnantes, traité de charlatan, de gourou, d’irresponsable, de « déséquilibré », de « gilet jaune en blouse blanche », j’en passe et sans doute des meilleures, pour avoir exprimé ses convictions de médecin et de chercheur. Sa personnalité donne certes prise à la critique : sûr de lui et péremptoire dans sa communication, dédaigneux et arrogant vis-à-vis de ses collègues, il peut apparaître comme la figure du mandarin vaniteux et hermétique au doute, dont la pratique scientifique peut du reste, si l’on en croit certaines enquêtes (voir ici pour un dossier à charge), être discutée. L’humilité n’a cependant guère brillé non plus du côté des sceptiques, intellectuels, journalistes, « zététiciens » youtubeurs, experts facebookiens ou même savants sortant de leur domaine de compétence délivrant des leçons de rationalité scientifique à un homme qui a consacré quarante ans de sa vie à l’étude des bactéries et des virus et mis au point plusieurs traitements dans le domaine des maladies infectieuses.
L’enjeu médical de la querelle semble paradoxalement assez faible, compte tenu à la fois du caractère passager de l’épidémie et de l’effet (s’il existe) principalement préventif attendu de l’hydroxychloroquine (dont les partisans de la thérapie raoultienne reconnaissent qu’elle est sans efficacité pour traiter les « cas graves »): sans la capacité de dépistage précoce dont la France ne disposait pas, la chloroquine, en admettant qu’elle soit efficace, n’aurait sans doute pas permis de sauver grand monde. Les passions politiques déclenchées par cette question médicale apparaissent donc disproportionnées par rapport à l’enjeu. Illustrant ce qu’il est convenu d’appeler le « biais de confirmation », biais cognitif consistant à sélectionner les informations qui vérifient ce que l’on pense, chacun des deux camps s’est rué sur la dernière étude clinique en date susceptible de justifier sa croyance. Dans la mesure où les études et les avis scientifiques abondent et se contredisent, chacun pouvait y trouver son compte et matière à alimenter la querelle. Les deux camps piaffent aujourd’hui d’impatience et préparent les banderoles en attendant « la preuve » qui, soldant la querelle, autoriserait le vainqueur à manifester sa joie et à humilier l’adversaire. Il n’est cependant pas impossible que la preuve ne vienne jamais et que la querelle se termine par un match nul.
Est-ce à dire que la querelle était vaine ? A l’examen, il apparaît que l’opposition entre vraie controverse scientifique d’importance mineure et fausse querelle politique d’ampleur nationale est trop simple. Par-delà la recherche scientifique sur les effets thérapeutiques de l’hydroxychloroquine, les commentaires médiatiques sur l’allure et la personnalité du « druide » Raoult et la réactivation des passions politiques héritées des conflits sociaux des dernières années, les partis-pris du Professeur Raoult ont généré d’authentiques controverses intellectuelles qui constituent le noyau rationnel de la querelle de la chloroquine.
Ce sont ces partis-pris anticonformistes relatifs à l’épistémologie, l’éthique médicale et la politique sanitaire, et qui ne ressortissent donc ni à la science ni à la médecine stricto sensu, que je souhaiterais évoquer dans ces lignes. Leur examen conduit à l’idée qu’il y a bien une forme de cohérence politique ou idéologique dans la démarche de Didier Raoult, qui le distingue de ses pairs et qui est susceptible de donner lieu à l’adhésion ou la critique abstraction faite, encore une fois, du débat sur l’hydroxychloroquine.
↑ I – Le débat méthodologique: médecine empirique vs médecine scientifique
Hors considérations politiques, nombre de bons esprits ont avant tout reproché à Didier Raoult de s’affranchir des règles de l’exigence scientifique et de la prudence médicale. Il y eut d’abord l’annonce sans la moindre réserve de la découverte par les Chinois d’un traitement efficace contre la Covid-19, puis la pré-publication d’une étude clinique considérée comme non probante au regard des normes de la méthodologie scientifique. Raoult assume depuis le départ à la fois sa démarche et une forme de dédain vis-à-vis aussi bien des autorités sanitaires françaises que de ses détracteurs scientifiques : « En France, déclare-t-il le 16 mars dans Marianne, on réclame de fournir des résultats déjà trouvés ailleurs (…) Je ne fais qu’une étude de confirmation au niveau de la charge virale, seul élément vraiment mesurable aujourd’hui, sauf à inclure des milliers de personnes pour des analyses qui arriveront dans plusieurs mois, sans résultat immédiat. »
L’idéal méthodologique de la médecine scientifique
Raoult justifie son indifférence à l’égard des critiques qui lui sont adressées par une argumentation épistémologique qu’il défend de longue date. Il porte en effet une controverse au sein de la communauté scientifique, contestant l’intérêt des « études cliniques randomisées » comme moyen d’administrer la preuve de l’efficacité d’un traitement dans le domaine des maladies infectieuses. Le débat épistémologique qui s’est greffé sur la querelle de la chloroquine a ainsi dédoublé l’incertitude: à l’incertitude sur l’efficacité du traitement s’ajoutait l’incertitude sur la valeur de la méthode permettant d’apporter la preuve de l’efficacité d’un traitement. Ce point a évidemment valu au Professeur Raoult objections et critiques émanant notamment de scientifiques qui n’étaient pas nécessairement eux-mêmes des virologues ou des spécialistes des maladies infectieuses, mais qui entendaient défendre, sur le terrain de l’épistémologie, la rationalité de la médecine scientifique.
Les « études randomisées », objet de la controverse, constituent l’outil privilégié de ce qu’on appelle l’evidence based medicine, la médecine fondée sur des faits prouvés, considérée par ses partisans comme un progrès majeur dans l’histoire de la médecine. Elle aurait fait basculer celle-ci de l’empirisme multiséculaire (on essaie à tâtons en regardant si « ça marche ») à la médecine moderne véritablement scientifique. La démarche consiste à rendre possible la comparaison entre un groupe expérimental, auquel on administre le traitement que l’on veut tester, et un groupe témoin, auquel on donne un placébo ou un traitement standard. L’idéal serait de cloner les individus pour que les deux groupes soient parfaitement identiques : on pourrait ainsi mesurer exactement, en comparant les deux groupes, l’effet propre au médicament testé, la différence statistique observée permettant de discerner avec certitude ses effets thérapeutiques ou toxiques. Puisque le clonage est impossible, on recourt à la « randomisation », c’est-à-dire que l’on forme les groupes au hasard afin d’éliminer les biais que pourraient constituer les choix des chercheurs. Dans la randomisation « en double aveugle », ni les chercheurs, ni les patients ne peuvent savoir dans quel groupe ceux-ci sont affectés, ne manière à pouvoir neutraliser tous les biais subjectifs, notamment «l’effet placebo». Ces tests sont relativement longs et délicats à mettre en place, dans la mesure où leur valeur probante dépend également de la taille des groupes constitués, qui doivent comprendre une variété de types humains (âges, sexes, etc.) suffisante, à la fois identique et la plus grande possible. On a pu apercevoir, à l’occasion de la querelle de la chloroquine, que la discussion critique au sujet des études publiées (ou « pré-publiées ») portait précisément sur les déviations dans la pratique (les « biais ») par rapport à cet idéal méthodologique.
L’observation comme fondement authentique de la recherche médicale
Raoult n’a pas attendu l’épidémie de Covid pour formuler sa critique de ceux qu’il appelle les « méthodologistes ». Dans le domaine des maladies infectieuses, estime-t-il, ces vastes études cliniques sont inutiles et peu opérationnelles. Son argumentation, illustrée par la métaphore du parachute, est en substance la suivante: de même qu’on n’a pas besoin de comparer deux groupes avec ou sans parachute pour connaître l’efficacité du parachute, de même les études randomisées sont inutiles en infectiologie, dans la mesure où il est aisé de voir, lorsque la mortalité est forte, si celle-ci est réduite par le traitement ou, à défaut (comme dans le cas de la Covid-19, dont le taux de létalité est faible), de voir si le traitement a fait baisser la charge virale chez le malade. De simples « études observationnelles » suffisent donc pour acquérir le savoir dont on a besoin sans qu’il soit absolument nécessaire de recourir aux lourdes études randomisées, lesquelles posent par ailleurs des problèmes éthiques.
D’une manière plus générale, Raoult, en vrai naturaliste plus proche d’Aristote que de Platon, valorise l’observation : le bon scientifique est nécessairement un chercheur qui a beaucoup observé. Raoult oppose au sein de la démarche scientifique les dimensions de la créativité (la recherche qui découvre) et celle du test (la recherche qui contrôle et valide). Une longue pratique de l’observation et de la comparaison, la chance (« l’observation anecdotique ») ainsi qu’une grande liberté d’esprit à l’égard des méthodes et théories reçues et consensuelles sont à ses yeux les conditions requises pour la découverte scientifique. La singularité de l’expérience et de l’initiative individuelles est déterminante selon Didier Raoult qui brosse ainsi, en définissant le médecin-chercheur idéal, son auto-portrait, par contraste avec ces « méthodologistes » déconnectés du réel et qui n’ont pas d’idées. En termes nietzschéens (une référence qu’il affectionne), on pourrait dire que l’observateur-découvreur est à ses yeux une force active, un aristocrate de la science, tandis que le méthodologiste, dépourvu de capacité créatrice, serait une force réactive, un scientifique-bureaucrate qui ne peut exister qu’en contrôlant les véritables créateurs.
Sur le plan institutionnel, cet éloge de l’empirisme a conduit Didier Raoult à plaider pour le maintien d’un lien étroit entre la pratique médicale et la recherche fondamentale dont son IHU se veut la parfaite illustration. Dans son rapport sur le bioterrorisme de 2003, il dénonce la séparation de la médecine et de la recherche qu’il a observé dans les grands instituts publics :
« Au tournant des années 1980, un infléchissement majeur de la recherche en biologie s’est déroulé et a été synchronisé à l’INSERM et à l’Institut Pasteur. Dans les 2 cas, il s’agissait de se tourner vers une science de plus en plus fondamentale en démédicalisant les structures et en s’écartant d’objectifs finalisés proches. Ainsi, l’INSERM, d’abord créé dans les hôpitaux pour faire face aux besoins en recherche médicale (comme son nom l’indique), a fini par tendre vers un deuxième département des sciences de la vie du CNRS en abandonnant la thérapeutique et le diagnostic. (…) Dans l’Institut Pasteur, l’évolution s’est faite parallèlement, alors que l’objectif initial de Pasteur lui-même était de mêler la recherche, le soin, le développement de produits diagnostiques, la vaccination et la valorisation en mettant la science directement au service de l’homme. Les différents éléments du paradigme pasteurien ont petit à petit disparu au profit de la recherche exclusivement fondamentale. »
Empirisme et « vérificationnisme »
Cette volonté de s’inscrire dans la continuité d’une médecine empique apparaît cependant à beaucoup comme une régression scientifique et une forme de médecine réactionnaire. L’empirisme conduit à appréhender le nouveau sur la base des observations passées, à chercher les similitudes, à exploiter l’arsenal thérapeutique connu. Didier Raoult s’est ainsi fait une spécialité de « repositionner » des médicaments anciens (comme la chloroquine), cherchant à utiliser pour les nouvelles maladies les molécules qui ont fait leurs preuves dans le passé pour les maladies connues. « Mais le risque majeur est de se laisser aveugler par les ressemblances », objecte Philippe Froguel, endocrinologue et généticien, professeur au CHU de Lille et à l’Impérial Collège de Londres. Froguel cite Claude Bernard pour mettre en garde contre l’expérience, qu’il ne faut pas confondre avec l’expérimentation : « C’est ce que nous pensons connaître qui nous empêche souvent d’apprendre. »
Dans l’approche des phénomènes naturels, il faut nécessairement partir des observations et de la comparaison des phénomènes observés pour que naissent les idées qui permettent de rendre compte du réel. L’objection épistémologique contre l’empirisme est cependant bien connue : l’induction, le raisonnement consistant à conclure sur la base d’une série d’observations concordantes, est souvent trompeuse. Ce n’est pas parce que j’ai observé mille cygnes blancs que je peux en inférer que « tous les cygnes sont blancs »; ce n’est pas parce que j’ai observé mille fois un corps lourd tomber plus vite qu’un corps léger que je peux en inférer, comme a cru pouvoir le faire Aristote, que « les corps lourds tombent plus vite que les corps légers ». Ce n’est donc pas non plus parce que j’ai observé mille guérisons à la suite de la prise d’un médicament que je peux conclure à l’efficacité de ce médicament. Il faut pour cela un groupe contrôle qui puisse témoigner que sans la prise du médicament le taux de guérison ne serait pas identique. De l’observation peut naître une hypothèse fausse et l’empirisme n’immunise pas contre le vérificationnisme, la tendance à privilégier les observations qui viennent confirme l’hypothèse fausse née de l’observation en « oubliant » celles susceptibles de l’infirmer. D’où la justification des tests expérimentaux, grâce auxquels il est possible de neutraliser les biais subjectifs, de soumettre les hypothèses nées de l’observation à la contradiction et d’éliminer ainsi les erreurs.
Méthode scientifique vs argument d’autorité
Voilà pourquoi nombre de scientifiques ont vu dans l’écho rencontré par les thèses épistémologiques du Professeur Raoult une défaite de la pensée scientifique. Dans une charge contre Raoult, le Professeur Philippe Gabriel Steg, chef de service de cardiologie à l’hôpital Bichat à Paris et co-président du Comité de pilotage recherche Covid-19 de l’AP-HP, exprime crûment ce diagnostic :
« Mais on ne peut passer sous silence la défaite mémorable pour la santé publique et la culture scientifique du grand public qu’aura été la présentation sur les réseaux sociaux, puis dans une revue scientifique de complaisance, d’études cliniques qui, malgré une présentation tapageuse, ne permettent pas de conclure à une efficacité ou absence d’efficacité. Ce qui est proprement sidérant, c’est que la préférence donnée au jugement des médias, du public et des politiques sur l’évaluation rigoureuse par les pairs et la nécessité d’’une réplication expérimentale, a été accompagnée de la théorisation de la supériorité de l’empirisme sur la méthode expérimentale, de critiques contre les essais randomisés, jugés non éthiques, et finalement de la préférence donnée à l’argument d’autorité (« Eminence-based medicine ») par rapport à la médecine fondée sur les preuves (« Evidence-based medicine »). »
Le dernier argument souligne la dimension démocratique du rationalisme scientifique : les règles de la méthode sont les règles de la critique scientifique devant lesquelles tous les savants sont égaux, le plus prestigieux étant exposé à la critique du chercheur anonyme. Qui refuse à l’inverse les règles qui astreignent au contrôle par les pairs, souligne Steg, promeut ipso facto l’argument d’autorité, lequel permet de préserver l’autorité du mandarin, voire d’entretenir le culte de la personnalité. Il invite donc à ne pas se laisser abuser par l’image de l’anticonformiste qui prétend faire montre de liberté d’esprit par son parti-pris contre la méthode:
« Ce qui est présenté comme le combat du « franc-tireur » contre les « mandarins » est en réalité exactement l’inverse : refuser la méthode expérimentale, la vérification, la réplication, c’est revenir dans le passé à l’époque des certitudes mandarinales, où l’autorité et l’intuition du patron valaient preuves. A l’inverse, la médecine par les preuves, dérivées des essais cliniques randomisés, c’est la possibilité donnée à chaque chercheur, chaque médecin, quel que soit son rang, son pays, sa spécialité, de tester expérimentalement une hypothèse, de la vérifier ou l’infirmer, de répliquer les résultats, et, via la revue par les pairs, de critiquer ou modérer les conclusions qui en sont tirées ; processus de confrontation des doutes, des opinions, processus de vérification »
L’argumentation est forte et permet de faire le lien avec la question du populisme. Du fait de son anticonformisme épistémologique, Didier Raoult affaiblirait sa position auprès de ses pairs et inclinerait en conséquence à jouer, au nom de « l’efficacité », l’opinion contre la communauté scientifique.
Temps de la médecine et temps de la recherche scientifique : un gap insurmontable en période de crise ?
Reste que l’argument de l’efficacité est d’autant plus efficace, si l’on peut dire, que les « méthodologistes » n’ont pas apporté la preuve qu’ils étaient en mesure d’apporter la preuve, avant la fin de l’épidémie, de l’efficacité ou de la non efficacité du traitement proposé par le docteur marseillais. La grande étude clinique randomisée Discovery, qui devait faire la lumière et jouer les juges de paix a fait naufrage, la fin de l’épidémie rendant de plus en plus difficile le recrutement de malades pour la constitution de groupes expérimentaux et de groupes témoins. Comme l’avait prévu Raoult, l’épidémie n’a pas laissé aux « méthodologistes » le temps nécessaire pour mener à terme les études destinées à prouver l’efficacité ou la non efficacité des traitements hypothétiques possibles.
Il y a une raison objective à cette difficulté de prouver, qui tient à l’une caractéristique de la Covid-19 : Le taux de létalité de la maladie est faible, probablement autour de 0,5%. C’est une donnée qui fut à juste titre opposée à Raoult : on ne peut pas « voir » l’effet d’un traitement comme on voit l’effet d’un parachute lorsque le taux de guérison obtenu par l’administration dudit traitement avoisine celui qui résulte de l’évolution naturelle de la maladie. Mais l’argument est réversible : le signal statistique que l’on cherche à obtenir à travers les études cliniques ne peut être véritablement probant que si les études en question remplissent toutes les conditions requises : groupes composés de manière quasi-identique et d’une taille suffisante pour que les différence statistique observée soit significative. De telles études sont difficiles à mettre en place, raison pour laquelle, sans doute, aucune de celles qui ont été produites ne parvient à emporter une conviction unanime. C’est le point essentiel que fait valoir Raoult dans le débat : il ne pouvait y avoir d’étude clinique probante avant la fin de l’épidémie.
L’absence de preuve, l’impuissance des études cliniques à apporter la preuve de l’efficacité d’un traitement durant le temps de l’épidémie conduit à poser un problème plus important, qui ne relève plus de la science ni de la théorie de la méthode, mais de la philosophie morale et politique : Que faire en situation d’incertitude ? Dans le doute, faut-il s’abstenir d’administrer un traitement hypothétique disponible, au risque de laisser mourir, ou bien prendre le risque de traiter, au risque de faire mourir si le traitement s’avérait plus toxique qu’efficace ?
↑ II – Le débat moral : les dilemmes de l’éthique médicale
L’éthique est la doctrine fournissant les principes moraux susceptibles de guider l’action et la décision. La médecine est fondée sur un savoir, dont se déduisent les prescriptions médicales et les décisions de santé publique. Les dilemmes surgissent lorsque le médecin ou le responsable sanitaire doivent prendre des décisions en situation d’incertitude. L’éthique commande-t-elle, lorsque l’efficacité d’un traitement est incertaine au regard de la communauté scientifique et médicale, comme dans le cas de la bithérapie préconisée par le Professeur Raoult, de prendre le risque de prescrire ou bien au contraire de s’abstenir par précaution ? L’esprit de responsabilité doit-il privilégier l’audace ou la prudence ?
La donnée fondamentale du problème est l’incertitude, l’absence de preuve, dont on a vu qu’elle n’a pas été surmontée durant l’épidémie. L’urgence de la situation commande de décider en situation d’incertitude. Le dilemme est dès lors le suivant : ou bien étudier (procéder à des études cliniques « randomisées ») avant d’agir (administrer un traitement), ou bien agir (administrer un traitement hypothétique disponible) avant de procéder à des études rétrospectives. Le débat politique a pris forme sur la base du conflit qui a opposé des médecins réclamant la liberté de prescrire une molécule à l’efficacité incertaine aux autorités sanitaires préférant, dans le doute, refuser l’autorisation de mise sur le marché et restreindre l’usage de ladite molécule. Du fait de l’incertitude scientifique, le parti-pris du médecin (administrer ou non l’hydroxychloroquine) comme le choix du responsable sanitaire (liberté ou prohibition de la prescription) doivent se fonder sur une argumentation de philosophie morale appliquée à la médecine : Est-il moral d’administrer un traitement dont on n’a pas apporté la preuve absolue qu’il est efficace ? Est-il moral de laisser les malades sans soins alors qu’on dispose d’un traitement dont on estime qu’il pourrait être efficace, même en l’absence de preuve formelle ? Sur quel principe ou quel argument moral se fonder pour trancher ces questions ?
La « méthode de Tom »
La position du Professeur Raoult est à cet égard d’une simplicité biblique, puisqu’elle consiste à appliquer la règle d’or, selon laquelle il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fît. Le médecin doit, estime-t-il, appliquer « la méthode de Tom », ainsi désignée en référence à ce médecin qui se proposait de traiter en toutes situations chaque homme comme s’il s’agissait de son propre fils, dénommé Tom. « Un docteur se donne pour règle de ne pas faire à ses patients ce qu’il ne ferait pas à ses enfants, professe Raoult. Pourquoi m’empêcherait-on de donner des médicaments qui sont les seuls qui nous semblent produire un résultat ici et maintenant ? On pourra ensuite conduire une étude rétrospective.» « Le premier devoir du médecin est le soin, affirme-t-il, et non l’expérimentation. »
On pourrait objecter au Professeur Raoult que l’intention, en matière de médecine, ne saurait suffire. On attend certes du médecin de la bienveillance, mais plus encore de la compétence, une pratique fondée sur un savoir objectif. Le code de déontologie médicale limite la liberté de prescrire des médecins par l’obligation de tenir compte des « données acquises de la science ». Le problème posé par une maladie nouvelle est bien entendu qu’il ne peut exister de « données acquises » en matière thérapeutique. Le Professeur Raoult prétend fonder sa démarche sur l’état du savoir mais son argumentation n’est tenable que si on interprète cette notion de façon flexible. D’une manière générale, la frontière de « l’acquis » scientifique n’est pas toujours aussi nette qu’on le voudrait : il existe différentes niveaux de preuve susceptibles de valider une connaissance. En outre, s’agissant de l’invention du traitement d’une maladie nouvelle et dont la nécessité s’impose, il est loisible de considérer que les « données acquises » sont constituées par le savoir qui crédibilise l’hypothèse thérapeutique. Pour concevoir et justifier sa thérapie, le Professeur Raoult n’a pas eu recours à la magie: lorsqu’il prétendait se fonder sur « l’état du savoir », il faisait référence à ses propres travaux sur le repositionnement des molécules anciennes ainsi qu’aux essais thérapeutiques tentés par les Chinois, les seuls, au moment où l’épidémie arrive en Europe, fin février, à avoir été confrontés à la nécessité de traiter la Covid-19: Pourquoi les Chinois se tromperaient-ils?, demandait-il ingénument, déplorant l’ignorance et l’indifférence, voire le mépris, à l’égard de la recherche non occidentale, comme il le déclarait aussi dans Marianne:
« Le docteur Zhong Nanshan, qui a géré l’épidémie de coronavirus chinois avec succès, a montré que la chloroquine améliore le tableau clinique. En Arabie Saoudite, pays où il y a eu le plus souvent de coronavirus ces dernières années, Ziad Memish la recommande également comme traitement de base. Ces deux scientifiques sont les meilleurs au monde pour traiter les coronavirus, mais en France, peut-être parce que l’un est chinois et l’autre arabe, on ne les écoute pas. »
De fait, et, déontologiquement, il ne pourrait en aller autrement, l’argumentation morale du Professeur Raoult ne peut se passer de la référence au savoir médical: « Moi, comme n’importe quel docteur, à partir du moment où l’on a montré qu’un traitement était efficace, je trouve immoral de ne pas l’administrer. C’est aussi simple que ça (…) Avec mon équipe, nous estimons avoir trouvé un traitement. Et sur le plan de l’éthique médicale, j’estime ne pas avoir le droit en tant que médecin de ne pas utiliser le seul traitement qui ait jusqu’ici fait ses preuves. » Pour la même raison, Raoult juge contraire à l’éthique médicale de donner un traitement placebo dans dans le cadre d’une étude clinique dont le but serait d’apporter la preuve formelle de l’efficacité du traitement qui a « fait ses preuves ».
Le devoir moral de dissiper l’incertitude scientifique
Reste que c’est bien la question des « preuves » qui constitue la faiblesse de l’argumentation du Professeur Raoult. Comment le patient, le médecin non spécialiste ou le décideur politique pourraient-ils avoir la garantie que le traitement préconisé a véritablement « fait ses preuves » s’il n’existe pas de consensus scientifique ? Compte tenu de l’importance du taux de guérisons spontanées de la Covid-19 (plus ou moins 99%), on l’a vu, il n’y a pas, en la circonstance, d’effet parachute, de constat évident possible de l’efficacité d’un traitement quel qu’il soit (cela ne vaut d’ailleurs pas que pour le « protocole Raoult »). Il ne suffit pas de donner le traitement et d’observer l’effet pour conclure que « ça marche ». Une guérison ne vérifie pas davantage l’efficacité du traitement que l’observation d’un cygne blanc ne « vérifie » l’affirmation selon laquelle « tous les cygnes sont blancs ». Le Professeur Raoult a certes prétendu s’appuyer sur l’expérience clinique chinoise ainsi que sur l’observation, au sein de son IHU, de la baisse rapide de la charge virale chez les patients traités par la bithérapie qu’il préconise lorsque celle-ci est administrée à un stade précoce de la maladie. Le fait est cependant que le manque de recul, la difficulté de construire des études cliniques dans l’urgence, les biais et les conclusions contradictoires des études disponibles ont fait qu’il n’existait pas de consensus scientifique et médical durant l’épidémie.
Dans ce contexte, la critique épistémologique et morale des études randomisées par Raoult ont pu apparaître non seulement comme un handicap, générant une impuissance à prouver et à convaincre, mais comme un prétexte pour déroger à la déontologie scientifique et médicale. Les plus radicaux des « anti-Raoult » jugent sa pratique contraire à l’éthique, en assimilant l’absence de preuve consensuelle fondée sur des études randomisées à de l’ignorance pure et simple. Par voie de conséquence, l’hydroxychloroquine est ainsi assimilée à de la poudre de perlimpinpin et la prétention thérapeutique de Raoult à du charlatanisme. L’argument est généralement associé à une interprétation du serment d’Hippocrate (« primum non nocere ») fondée sur le principe de précaution. Si l’on s’accorde à privilégier le scénario du pire en situation d’incertitude et qu’on part du principe qu’il faut « avant tout ne pas nuire », en donnant à la crainte de mal faire la préférence sur l’espoir de bien faire, entreprendre de soigner avec un médicament dont l’efficacité et l’innocuité ne sont pas garanties par le plus haut niveau de preuve peut être en effet assimilé à une conduite quasi-criminelle.
Une argumentation critique plus subtile est toutefois possible, qui permet de penser l’obligation morale en situation d’incertitude. L’argumentation en question (développée ici par Monsieur Phi et là, par la philosophe Juliette Danini-Ferry) prend appui sur la notion d’« équipoise clinique », introduite par le bioéthicien canadien Benjamin Freedman en 1987. Selon cette conception de l’éthique médicale, qui sous-tend la médecine scientifique, l’expérimentation prime sur le soin. Il faut admettre l’idée que le moyen de maximiser le nombre de vies sauvées est de généraliser un traitement efficace (ou, inversement, de généraliser la prohibition d’un traitement nocif). Or, une telle généralisation ne peut être obtenue que par l’administration de la preuve scientifique, par le haut niveau de preuve produit par les études cliniques les plus conformes à l’idéal méthodologique de la médecine scientifique, les études randomisées. Ce n’est pas la découverte du traitement efficace qui peut sauver des vies, mais la reconnaissance universelle de la preuve objective de l’efficacité de celui-ci. Le salut médical est dans le progrès de la connaissance, de sorte que le devoir de connaissance, le devoir de faire progresser la connaissance pour dissiper l’incertitude et construire le consensus scientifique doit primer sur tout autre considération.
On pourrait objecter que pour le médecin convaincu de l’efficacité d’un traitement cette obligation de sortir de l’incertitude n’a plus de sens. C’est là qu’intervient la notion d’« équipoise », qui signifie « équilibre des poids ». Elle ne s’applique pas au médecin ou au chercheur individuel mais à la communauté scientifique prise dans son ensemble. Il y a « équipoise clinique », incertitude scientifique objective lorsque, faute d’études suffisamment probantes, la communauté scientifique ne parvient pas à s’accorder, ni même simplement à pencher de manière évidente dans un sens ou dans un autre. Selon l’éthique médicale qui encadre la médecine scientifique, l’expérimentation est moralement légitime en situation d’équipoise clinique lorsque, entre un traitement A et un traitement B (ou un placebo), la communauté scientifique prise dans son ensemble ne parvient pas à décider quel est le meilleur, ou le moins mauvais, pour les malades. Les études cliniques ont pour fonction de dissiper l’incertitude, et doivent s’arrêter dès qu’il devient possible de juger ce qui est bon ou mauvais pour les malades et de procéder, en conséquence, à la généralisation d’une prescription ou d’une prohibition.
Conclusion : Quand bien même le Professeur Raoult aurait raison scientifiquement (de penser que sa bithérapie est efficace), il aurait moralement tort (de considérer que l’obligation de soin doit primer sur celle de l’expérimentation). Quand bien même il aurait raison sur le plan épistémologique, il aurait moralement tort de négliger les études cliniques randomisées qui sont les seules aujourd’hui (à tort ou à raison) susceptibles de convaincre l’ensemble de la communauté scientifique et, par voie de conséquence, l’ensemble des médecins et les autorités sanitaires. Construire des études cliniques parfaites susceptibles de convaincre tout le monde, scientifiques, médecins, autorités sanitaires et patients, est le plus court chemin pour maximiser le nombre de vies sauvées. La négligence méthodologique, à l’inverse, apparaît coupable, dans la mesure où elle ralentit le processus de construction du consensus qui peut seul permettre de généraliser la préconisation du traitement efficace ou de stopper l’expérimentation d’un traitement toxique.
L’argument du Professeur Raoult selon lequel il est immoral de donner un placebo à un malade dans une étude clinique n’a aucune validité au regard de cette argumentation qui fait de la sortie de l’incertitude scientifique un impératif cardinal de l’éthique médicale. L’indifférence de principe du méthodologiste entre les traitements testés ne fait qu’épouser le point de vue de la communauté scientifique en situation d’équipoise clinique. L’efficacité et l’innocuité d’un traitement ne peuvent être considérées comme des données acquises de la science en l’absence de preuves formelles susceptibles d’extorquer le consensus de la communauté scientifique, lequel ne peut être obtenu que par la mise en œuvre des études cliniques randomisées. Avant l’étude clinique probante, il n’est donc pas possible d’affirmer que l’on fait du tort au malade en lui administrant A plutôt que B. Tant que incertitude demeure, il n’est en outre pas garanti que le patient testé « sacrifié » soit celui auquel on administre le placebo. Le cas de l’hydroxychloroquine est à cet égard exemplaire, puisqu’il y a oscillation dans l’appréciation de ses effets: on ne sait toujours pas avec certitude si être traité avec cette molécule constitue pour le malade une chance ou un risque accru. Les études cliniques sont du reste réglementées, de sorte qu’à l’apparition de la moindre preuve de la supériorité ou de la toxicité d’un traitement cesse l’expérimentation. On a d’ailleurs pu assister à un renversement des positions après la publication par The Lancet d’une importante étude soulignant la toxicité des traitements utilisant l’hydroxychloroquine: ce sont les partisans de ces traitements qui, arguant des insuffisances de l’étude et de la persistance de l’équipoise clinique, ont réclamé la poursuite de l’expérimentation et le maintien du principe de l’indifférence méthodologique.
Au regard des autorités sanitaires, qui doivent fonder leurs décisions sur une expertise scientifique, les études cliniques permettant de surmonter « l’équipoise clinique » sont indispensables. Elles sont à la fois un garde-fous contre les initiatives individuelles susceptibles de mettre en danger la vie des patients et l’instrument de la construction du consensus permettant de légitimer une décision d’intérêt général.
« L’équipoise » morale
La cause est-elle entendue pour autant ? Rien n’est moins sûr. Deux objections demeurent possibles sur le terrain de l’argumentation morale:
1) Si on s’en tient au sens de l’argumentation pré-citée, force est d’admettre que la justification morale des études cliniques obéit à un rationalisme moral utilitariste qui fait primer l’intérêt de la société sur celui de l’individu. On insiste, en réponse à cette objection, sur le fait que tout est mis en oeuvre pour que le patient soit aussi considéré comme une fin et qu’il n’est pas question de sacrifier son bien-être. Reste que son statut dans le cadre d’une étude clinique est bien celui d’un instrument du progrès médical, d’un moyen au service de la construction du consensus scientifique. C’est uniquement dans cette perspective que l’indifférence de principe du méthodologiste à l’égard des traitements testés ou la distribution aléatoire des malades entre les groupes en vue de la comparaison peut être moralement justifiée. Au regard du médecin convaincu de la supériorité d’un traitement et qui ne considère que sa responsabilité vis-à-vis de son patient, l’indifférence méthodologique est nécessairement coupable, en tant qu’elle fait du malade un moyen et non une fin.
2) La justification morale des études cliniques implique la justification de la restriction de la liberté individuelle, comme on a pu le constater à l’occasion de la querelle de la chloroquine. La restriction de la liberté de prescrire, conditionnée par le résultat des études cliniques, a pour effet de restreindre la liberté de choix du malade. Cette aliénation de la liberté se retrouve en outre au cœur des études cliniques. Dans le cas des études randomisées « en double aveugle », idéal de la médecine scientifique, elle est même érigée en principe : le malade ne doit pas savoir s’il est affecté dans le groupe expérimental ou dans le groupe placebo. Il est certes consentant, c’est bien le moins, mais se trouve placé dans une situation où il est privé du pouvoir de choisir ce qui est le mieux pour lui. Pour étayer la dénonciation du « populisme médical » imputé au Professeur Raoult, on a argué du fait que sa communication « tapageuse » aurait ralenti la mise en œuvre des études clinique comprenant un groupe contrôle, parce que les malades refusaient le placebo. On pourrait néanmoins objecter que le choix d’un médecin traitant ou d’un traitement, quelle que soit la manière dont l’information et la confiance ont été obtenues, constitue pour chacun une liberté fondamentale.
Que voudrait-on pour soi-même ou pour Tom : participer à une démarche scientifique rationnelle contribuant au progrès médical à l’échelle collective ou bien parier sur l’efficacité d’un traitement proposé par un grand spécialiste en dépit de l’absence de consensus scientifique, du faible taux de létalité de la maladie et du risque non nul d’effets indésirables ? Le dilemme est bien réel. N’est-on pas du moins en droit de souhaiter pouvoir choisir et disposer de la liberté de tenter sa chance ou de prendre son risque ?
Le décideur politique est moralement contraint de se placer du point de vue de « l’équipoise clinique », donc de promouvoir les études cliniques et de s’abstenir de préconiser la généralisation d’un traitement en l’absence de consensus scientifique. Mais le médecin peut avoir acquis une conviction scientifique et donc éprouver un cas de conscience : admettre la nécessité des études cliniques, donc aussi l’indifférence de principe que le « méthodologiste » doit professer entre les différents traitements possibles, et néanmoins avoir des raisons de penser qu’un traitement est supérieur à un autre, « la méthode de Tom », dans la relation directe au malade, exigeant alors de préférer le soin à l’expérimentation.
Ce dilemme éthique pourrait être surmonté en conciliant l’obligation morale de soigner et celle de travailler à la construction du consensus par les études cliniques, ce qui impliquerait une division du travail entre méthodologistes et médecins ainsi que l’autorisation pour ces derniers de prescrire un traitement jugé incertain dans l’attente des preuves cliniques. Quand bien même on admettrait la légitimité morale et la supériorité méthodologique des études randomisées, il serait encore possible de justifier moralement la prescription d’un traitement à l’efficacité douteuse; c’est un argument qu’aurait pu faire valoir Didier Raoult, nonobstant son hostilité militante à l’égard desdites études. Aucun argument éthique impérieux ne s’oppose à un tel choix.
Le clivage, en fin de compte, oppose ceux qui préfèrent l’absence de traitement à un traitement incertain à ceux qui préfèrent un traitement incertain à l’absence de traitement. Entre l’audace et la précaution, ce n’est pas tant la raison que la volonté qui détermine le choix. Le choix peut être réfléchi et argumenté mais il ne se déduit ni de l’expertise scientifique ni de l’éthique, fut-elle rationnelle. On en arrive au noyau politique du problème, celui de la justification ou de la contestation d’un choix qui ne peut s’étayer exclusivement sur des arguments scientifiques et éthiques. Or, on peut montrer, je crois, que le sens du conflit qui a opposé le Professeur Raoult aux autorités sanitaires découle d’un parti-pris constant de celui-ci, politique (ou idéologique) et non pas scientifique, contre la culture de la précaution qui règne en France dans la société comme dans l’administration. Cette interprétation du sens politique de l’action du Professeur Raoult durant la crise peut être opposée à celle qui voit dans la démarche de celui-ci l’expression d’un populisme sanitaire.
↑ III – Le débat politique : critique du populisme sanitaire vs critique du précautionnisme
Les bulletins d’information scientifique des mois de février et mars publiés sur la chaîne Youtube de l’IHU Méditérannée Infection témoignent de l’interprétation de l’épidémie de Covid que fait le Professeur Raoult au début de la crise. Ils témoignent aussi des points de convergence et de divergence de celui-ci avec les autorités sanitaires s’agissant de la stratégie à mettre en œuvre. Il paraît de prime abord difficile d’y voir, tant sur le fond que sur la forme, une affinité particulière avec le populisme. Le propos, qui se veut pédagogique, n’y est pas davantage simplificateur que ne le sont d’une manière générale les interventions des médecins et des scientifiques dans les médias, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont pas constitué une rareté durant la période que nous venons de traverser.
Il convient d’examiner sans préjugés les convictions publiquement exprimées par Didier Raoult ainsi que ses prises de position avant d’en faire éventuellement la critique, voire d’établir un lien entre celle-ci et la critique du populisme. Si critique il doit y avoir, elle doit porter d’abord sur les thèses et les engagements assumés, non sur la forme de leur communication, les effets sociaux et politiques de leur expression, la personnalité, les intentions cachées ou les soutiens douteux de leur auteur. Il y a bien une « politique » du Professeur Raoult, circonscrite à son domaine de compétence, celui de la santé, et, plus précisément encore, à la manière de faire face aux épidémies. Raoult n’a pas attendu la pandémie de Covid pour exprimer ses convictions, qui ont le mérite d’être simples, fermes et constantes, de sorte que leur sens est parfaitement clair.
La politique « raoultienne » comprend deux axes : d’une part, la mise en garde contre l’alarmisme, la disproportion des peurs et des alertes politico-médiatiques dans les sociétés occidentales; d’autre part, la dénonciation de l’impuissance stratégique de la France dans le domaine de la lutte contre les épidémies, due au retard scientifique et technologique mais aussi à l’excès de réglementation bureaucratique. Durant la crise, ces deux critiques ont alimenté le procès du précautionnisme français.
Contre la peur : Le « paradoxe Raoult »
Comme en témoigne le titre de son livre, « Épidémie, vrais dangers et fausses alertes », Didier Raoult milite contre les peurs irrationnelles suscitées par les épidémies et la distorsion entre perception du risque et réalité du danger, véhiculée notamment par les médias. « La déconnexion totale de la réalité observable avec la réalité rapportée est un problème qui devient majeur », écrit-il. C’est sans doute la raison pour laquelle il s’efforce de maîtriser sa communication. Si comme on le dit parfois (de manière certes un peu simpliste), le populisme consiste à « jouer sur les peurs », le Professeur Raoult est tout sauf un populiste. Son message est simple : en dépit des maladies émergentes et des nouvelles épidémies, la mortalité ne cesse de baisser dans le monde, en particulier en Asie, d’où viennent la plupart d’entre elles et où pourtant l’espérance de vie a dépassé celle des occidentaux. Dans le domaine des infections respiratoires, on est ainsi passé en 30 ans de 4 millions à 2,6 millions de morts dans le monde.
Raoult ne nie pas la réalité des zoonoses, ces maladies infectieuses qui émergent en surmontant la barrière de l’espèce, ni le danger qu’elles représentent, mais il met en garde contre la réaction disproportionnée qui résulte à chaque fois du même processus: Quand un nouveau virus apparaît, l’OMS alerte sur le risque de pandémie, les « modélisateurs » prédisent des millions de morts, utilisant l’outil mathématique pour habiller de rationalité les prophéties catastrophistes tout en ignorant la réalité complexe et mal connue des épidémies; les médias surréagissent et déclenchent une panique mondiale, laquelle influe sur les décisions des gouvernements dont l’action, obéissant au principe de précaution, est en conséquence inappropriée à la réalité du danger. Or, le risque de pandémie est très faible, car la barrière des écosystèmes nous en protège : « la raison pour laquelle des maladies sont restées géographiquement localisées, c’est qu’il n’existe pas d’écosystème mondial. » Certes, la part d’inconnu est telle que les épidémies défient toutes nos prévisions. Mais l’expérience montre qu’il n’y a pas de circulation homogène des virus et que celle-ci surmonte rarement la barrière des écosystèmes. Raoult illustre ce thème en évoquant le cas des pélerins qui reviennent de La Mecque porteurs du virus de la grippe sans déclencher d’épidémie.
C’est donc de manière tout à fait conséquente que le Professeur Raoult s’est employé à minimiser, jusqu’à début mars, avant de se rendre à l’évidence, le risque de pandémie de Covid. Comme le Directeur général de la santé, il ne manquait pas de souligner le faible nombre de cas détectés hors de Chine, et même hors de la province du Hubei. Raoult s’accordait alors avec le gouvernement pour considérer qu’il suffisait de se préoccuper de la détection des quelques personnes provenant des zones infectées pour maîtriser la situation.
Il y a matière à s’étonner de cette dédramatisation de la pandémie de Covid-19, laquelle apparaît rétrospectivement comme une erreur de jugement. Il existe en effet un « paradoxe Raoult »: Si le Professeur Raoult a été le dernier à alarmer sur le risque de pandémie de Covid, il fut pourtant le premier à donner l’alerte sur la dangerosité des maladies émergentes. Dans le rapport de 2003 sur le bioterrorisme, il écrivait ceci :
« Entre 500 millions et 1 milliard de voyages par avion se dérouleront dans tous les coins de la planète au cours de l’année 2003, et la mutualisation d’un virus transmissible par voie respiratoire sera extrêmement rapide. Ce type d’événement, la mutation brutale puis l’introduction d’un virus d’origine animale dans le monde humain, sont des événements rares, chaotiques mais qui peuvent avoir de conséquences extrêmement rapides et extrêmement dangereuses. »
Voilà une prévision précoce et précise du risque qui s’est concrétisé en Europe durant les mois de mars et d’avril 2020 ! Raoult n’a sans doute jamais perdu de vue cette réalité. En 2009, il rappelait encore ici le risque de voir un virus mutant provoquer un « désastre », compte tenu de notre incapacité à maîtriser la contagion. En janvier dernier, dans un bulletin d’information où il est déjà question de l’azithromycine, il évoque la « peur raisonnable » que devraient nous inspirer les coronavirus.
On peut cependant noter une évolution dans sa pensée, notamment une inversion du sens de sa critique des médias. En 2003, il déplorait le fait que « l’époque ne se prête pas à la prévision d’événements catastrophistes » et que la mise en place d’« un système qui permette d’éviter les conséquences dramatiques d’événements improbables et à long terme » ne pouvait que se heurter aux commentaires négatifs d’une presse dénonçant « le catastrophisme, la paranoïa, voire le gaspillage » parce que nécessairement inféodée aux « besoins sociaux immédiats ». L’expérience des fausses alertes et sans doute son inclination à prendre le contre-pied du conformisme médiatique, dont il a dû observer entre-temps la prédilection pour le catastrophisme, l’ont conduit à changer son fusil d’épaule.
Raoult s’est manifestement assigné pour mission de combattre l’alarmisme politico-médiatique en soulignant la déconnexion entre la montée des peurs et une réalité caractérisée par la baisse générale de la mortalité due aux maladies infectieuses. D’où sa référence au nombre de morts par accidents de trotinette, un procédé rhétorique certes tiré par les cheveux mais qui vise à tourner en dérision la peur des épidémies nouvelles. Dans l’avant-propos de son livre sur les épidémies, il écrit ainsi:
« Les alertes affolantes sur de possibles épidémies se sont multipliées ces dernières années. La peur de la vache folle, qui a entraîné des mesures considérables en matière de consommation de viande, les deux grippes aviaires, l’épidémie de grippe H1N1, le SARS coronavirus, le coronavirus chinois, Ebola, l’anthrax avec le bioterrorisme, la variole, le chikungunya, le Zika. Pour toutes ces maladies des modèles mathématiques et des prédictions ont été réalisés, qui annonçaient la mort de millions de personnes. Il n’en a rien été, en dehors de l’épidémie de grippe qui a tué comme une grippe ordinaire. Toutes les épidémies potentielles prétendument effrayantes groupées depuis vingt ans ont difficilement dépassé 10 000 morts, dans un monde où l’on observe 56 millions de décès par an. (…) La somme des morts causées, en France, sur vingt ans, par toutes les maladies précitées qui ont fait l’objet de prédictions terrifiantes – hormis la grippe qui tue tous les ans mais qui n’a pas tué plus l’année de H1N1 – est ridicule, comparée aux chiffres annoncés par les lanceurs d’alerte. J’ai eu l’occasion de dire que, sauf pour la vache folle pour laquelle je ne tiens pas les comptes, toutes ces maladies n’avaient fait que 4 morts depuis vingt ans en France métropolitaine. Alors que le nombre d’accidents de trottinette pour l’année 2019 a été finalement de 11 dans ce même pays. »
On pourrait certes lui reprocher d’être tombé de Charybde en Scylla et de produire une critique trop systématique, donc elle-même idéologique, de l’idéologie du principe de précaution. Il conclue son livre par une mise en garde illustrée par l’histoire de Pierre et le loup: « à force d’entendre Pierre crier au loup, plus personne ne le croira, même quand, pour une fois, le loup sera là ! » Ce n’est pas faux; mais à force de crier qu’il ne faut pas écouter Pierre crier au loup, on ne se dispose pas non plus à l’entendre dans le cas où le loup arriverait vraiment.
Le stratège qui a manqué à la France ?
Le Professeur Raoult a néanmoins fait en lui la synthèse entre alarmisme et anti-alarmisme en se donnant pour règle de promouvoir en même temps la prévention du risque de réactions disproportionnées par rapport aux risques réels et la prévention des risques réels. Ce qu’illustre, là encore, sa communication durant les mois de février et mars : car en même temps qu’il minimisait le danger, il évoquait aussi la nécessité de se préparer à l’affronter efficacement, dans la continuité de ce qu’il a toujours fait depuis son rapport de 2003. Dans celui-ci, il préconisait un plan de prévention du risque épidémiologique, notamment la construction en France de plusieurs « infectiopôles » à l’image de l’IHU qu’il va bâtir à partir de 2005, afin notamment d’être en mesure de diagnostiquer rapidement et massivement. De manière conséquente, Raoult détaillait en février la stratégie simple qu’il fallait se préparer à mettre en oeuvre, celle qui avait permis aux Coréens d’endiguer l’épidémie, à savoir tester massivement en vue de pouvoir isoler et traiter rapidement les porteurs de virus. Il soulignait en même temps le double handicap dont risquait de pâtir la France: l’absence dans les hôpitaux du matériel moderne permettant de faire, comme à l’IHU de Marseille, les diagnostics moléculaires massifs nécessaires et l’absurde réglementation bureaucratique bridant la capacité de tester rapidement quand celle-ci existait.
Tel est donc le deuxième axe de la « politique » raoultienne : le Professeur Raoult n’est pas seulement un médecin et un chercheur. C’est aussi un homme d’action qui, dans son domaine, celui des maladies infectieuses, est apte à produire à la fois une réflexion stratégique et une organisation opérationnelle. Dans un article bien informé (plutôt à charge), le New York Times souligne cette capacité d’anticipation et d’initiative :
« Selon les normes de la biologie moléculaire, la réaction en chaîne de la polymérase en temps réel, la technologie la plus couramment utilisée pour tester le SARS-CoV-2, n’est pas d’une complexité extravagante. Mais elle dépend de prélèvements, de machines de thermocyclage, de réactifs chimiques et de sondes et amorces nucléotidiques, et si l’un de ces composants est en quantité insuffisante, les tests ne peuvent être effectués. À partir de janvier, lorsque le génome du SRAS-CoV-2 a été publié pour la première fois, l’IHU a acheté ou emprunté le plus grand nombre possible de ces composants, dépensant un demi-million d’euros rien que pour les nouvelles machines. »
La crédibilité du Professeur Raoult, qui s’est imposée en dépit de déclarations initiales péremptoires brutalement démenties par la suite des événements et abondamment moquées par ses détracteurs, puis qui s’est maintenue en dépit des doutes persistants sur l’efficacité de son traitement, ne s’explique que par ce fait manifeste et incontournable : L’IHU du professeur Raoult a offert le spectacle d’un haut niveau de préparation, soulignant par contraste l’état d’impréparation générale du pays. La dimension politique du Professeur Raoult n’est pas l’effet de l’action qui fut la sienne durant la crise mais sa cause : elle réside dans sa capacité stratégique. Que la crédibilité du Professeur Raoult dans l’opinion soit due au fait qu’il ait laissé miroiter un traitement miracle me paraît à cet égard constituer une vue de l’esprit (accompagnée d’un immense mépris à l’égard de ses concitoyens). Il ne faut pas prendre l’effet pour la cause: ce n’est pas l’espérance du remède miracle qui a fait la crédibilité de Didier Raoult mais c’est bien sa crédibilité, stratégique autant que scientifique, qui peut seule expliquer la confiance en la thérapie qu’il préconise.
Quel engagement politique ?
C’est bien parce que le Professeur Raoult avait une pensée stratégique que sa démarche a pris un sens politique dans l’opinion. Sa démission du Conseil scientifique était le geste d’un général dont la ligne (la « quarantaine biologique », c’est-à-dire le confinement ciblé plutôt que le confinement de masse) a été désavouée par l’État-major. Il n’a toutefois pas milité pour un changement de ligne, considérant avec sagesse que les décisions prises au niveau politique ne ressortissaient pas à sa compétence, comme en témoigne cette déclaration (Figaro, 4 avril):
« en dernier ressort, les décisions de confinement ne sont pas seulement médicales, elles sont politiques. Elles intègrent le risque de la contagion, la peur des populations, le fonctionnement de l’économie, la gestion des stocks et la logistique. Ce sont des aspects qui se conjuguent et aboutissent à une décision qui échappe, finalement, au médecin. Mais à mon niveau, il est très clair qu’il faut diagnostiquer les contagieux et les séparer des autres. C’est ce que nous proposons ici. »
Son engagement politique, lié à la querelle de la chloroquine, a porté sur un point et un point seulement : la revendication de la liberté de prescrire, la préservation, contre l’empiètement du politique, de l’autonomie de la relation du médecin avec son patient :
« Encore une fois, les politiques prennent des décisions, et l’Histoire les jugera. En revanche, de temps en temps, les responsables politiques s’autorisent à intervenir dans notre domaine. En 2009, par exemple, les autorités de l’époque ont pensé qu’il fallait forcer la vaccination en l’organisant dans des tentes ou des stades. Cela relevait, selon moi, de la responsabilité des médecins. De même, je ne suis pas d’accord quand on interdit aux médecins d’utiliser des médicaments qui sont en circulation depuis des décennies. Je ne suis pas d’accord avec l’interférence de l’État dans la relation entre le médecin et le malade. C’est la responsabilité individuelle des médecins. C’est le serment d’Hippocrate. Ce n’est pas du charlatanisme. Il faut donc que l’exécutif se garde de faire de la médecine à notre place. Quand il y a faute médicale, quand le médecin n’a pas agi conformément à l’état du savoir, il est puni. Moi, si quelqu’un m’attaque parce que j’ai donné de l’hydroxychloroquine, mon dossier devant l’Ordre des médecins sera en béton armé. Ce n’est pas de la sorcellerie. Je sais qu’on a beaucoup jasé sur le pouvoir médical. Mais à la fin, la médecine, c’est un rapport entre un médecin et un malade. Bien entendu, dans les situations de crise, la Haute Autorité de santé donne des recommandations. Mais ça s’arrête là. »
Ces quelques lignes précisent les limites que le Professeur Raoult assigne lui-même à son militantisme. Il assume le conflit avec les autorités sanitaires afin de défendre sa liberté d’initiative et d’action en tant que médecin chercheur. Le conflit est resté larvé (Raoult n’a pas publiquement assumé la posture de la désobéissance et il n’a pas fait l’objet d’une procédure disciplinaire) mais il fut réel, puisqu’on a pu considérer que le Professeur Raoult était placé sous la menace d’une radiation, voire de la prison. Cette prise de position du Professeur Raoult ainsi que les critiques et les ennuis qu’il s’est attirés découlent de sa capacité d’initiative stratégique. Dès sa première intervention au sujet de la chloroquine, conclue par la désormais fameuse boutade sur « l’infection respiratoire la plus facile à traiter », Raoult recommandait de suivre l’exemple des Chinois : traiter la maladie avec les moyens du bord disponibles, en l’occurence une molécule ancienne, peu chère, immédiatement accessible, aux effets indésirables connus et maîtrisés et qui paraît efficace. Cette déclaration, dépassant ce que l’état du savoir permettait d’établir, fut jugée à la fois infondée, dangereuse et immorale par les détracteurs de Raoult, qui l’interprétèrent comme une dérive vers le populisme sanitaire.
Le promoteur du « populisme sanitaire » ?
Une critique rationnelle des partis-pris théoriques et pratiques du Professeur Raoult s’est développée, soulignant une affinité, une harmonie préétablie en quelque sorte, entre la cohérence d’ensemble de sa démarche et la vision populiste de la société. Le sens de cette critique est clairement formulé dans un article argumenté du sociologue Olivier Galland, qui fait la synthèse des critiques épistémologiques, éthiques et politiques adressées à Didier Raoult et qui s’achève par ce diagnostic sévère, partagé par tous les « Anti-Raoult »:
« C’est bien en effet d’une forme de populisme sanitaire dont témoigne le phénomène Raoult. Tous les ingrédients sont là : la trahison des élites (ici les élites médicales) au profit d’intérêts (ceux de l’industrie pharmaceutiques) contraires aux intérêts du peuple, la figure charismatique d’un leader qui se dresse contre l’oligarchie médicale, les attaques contre les fausses évidences de la science et de ses représentants. »
Les critiques s’accordent à considérer que le péché originel du Professeur Raoult fut sa communication. L‘article 13 du code de déontologie médical français enjoint le médecin de se soucier des répercussions de ses propos auprès du public. En claironnant imprudemment avoir découvert un traitement sans être en mesure de faire valoir les études probantes attestant de son efficacité et de son innocuité, Raoult aurait dérogé à l’éthique médicale tout en se plaçant sur la pente glissante de la démagogie. Précipité dans une fuite en avant par l’emballement médiatique imputable à l’espérance qu’il a fait naître, contraint de répondre à l’attente anxieuse du public, peut-être soucieux de ne pas se déjuger et de prouver par tous les moyens qu’il avait raison, il se serait condamné lui-même à se détourner du jugement de ses pairs pour chercher l’approbation des crédules. Dans cette perspective, une alliance de circonstance avec les forces protestataires s’offrait à lui, à laquelle il aurait tacitement consenti en donnant libre cours à sa critique de l’establishment, alimentant au passage le conspirationnisme par quelques subtiles allusions aux intérêts économiques et politiques ligués contre lui. Nous aurions en fin de compte assisté à l’instrumentalisation réciproque du populisme politique et du populisme sanitaire.
La critique du populisme médical est aussi ambivalente que celle du populisme de manière générale. Déplorer la médiatisation et le buzz d’une hypothèse thérapeutique ou la politisation d’une question médicale en période de crise sanitaire est un peu comme déplorer la pluie lorsque le temps est pluvieux. La seule véritable justification de la critique du populisme, qui sinon tend à se confondre avec une critique de la démocratie à l’ère des médias, consiste dans la défense de la raison contre les passions. Mais pour défendre efficacement le rationalisme il convient sans doute de ne pas se borner à reprendre la dichotomie manichéenne des populistes entre le peuple et les élites en vue simplement d’en inverser le sens.
A l’occasion de la querelle de la chloroquine s’est constitué un camp de militants rationalistes dénonçant la crédulité d’une partie de l’opinion, laquelle serait victime d’un faux savant, ou d’un vrai savant qui aurait trahi l’idéal de la médecine scientifique, foulant aux pieds la méthodologie scientifique et l’éthique médicale. La critique peut s’étayer sur l’analyse des partis-pris intellectuels du Professeur Raoult, afin de souligner leur contradiction avec les fondements de la médecine scientifique et de l’éthique médicale. L’argumentation comprend pour l’essentiel trois points. Premier point: en contestant la pertinence de l’Evidence-based medicine et la supériorité des études cliniques randomisées dans l’administration de la preuve, Didier Raoult se serait affranchi des règles du jeu qui font de la démarche scientifique une démarche collective de coopération en vue de construire un consensus. Raoult s’autoriserait ainsi de lui-même pour affirmer sans prouver, au moyen d’un parti-pris épistémologique dont la vertu principale serait, comme dans tout phénomène idéologique, de l’immuniser contre la critique. Deuxième point: S’étant donné la liberté de jouer le bon sens et l’efficacité contre le scrupule méthodologique, Raoult aurait ainsi pu s’affranchir de l’éthique médicale qui commande de ne jamais prescrire un traitement qui n’a pas été validé par des preuves scientifiques incontestables. Pire: il procèderait à une inversion des valeurs au moyen d’un sophisme, en présentant comme contraire à l’éthique les études cliniques dont la fonction est de produire le consensus nécessaire pour pouvoir maximiser le nombre de vies sauvées. Troisième point: S’étant placé en situation de parler au nom du Vrai au mépris de la méthodologie scientifique et au nom du Bien au mépris de la déontologie médicale, Raoult inclinerait à s’adresser au grand public plutôt qu’à ses pairs, à prendre l’opinion à témoin de l’ignorance et de l’immoralité de ceux qui le contestent. La posture populiste du héros charismatique dénonçant les bureaucrates de la science et de la médecine ou chassant les marchands du temple se déduirait pour ainsi dire logiquement de sa vision réactionnaire de la science et de la médecine.
La notion de « populisme sanitaire » fournirait la clé d’interprétation de la démarche d’un homme enclin à faire cavalier seul et disposé à devenir ainsi le vecteur du confusionnisme d’une époque dans laquelle, par le truchement des médias et des réseaux sociaux, s’entremêlent en permanence, avec les différents registres de discours, le vrai et le faux. Il fallait, pour s’adresser au public avec l’autorité de la science tout en s’isolant de la communauté scientifique, un homme dont l’anticonformisme théorique et pratique puisse conforter le mandarin dans l’usage des arguments d’autorité et conduire au refus de coopérer avec des pairs jugés « pas au niveau ». De la dissidence méthodologique au populisme, le Professeur Raoult n’aurait eu qu’à faire le pas consistant à en appeler au peuple au moyen d’une bonne communication, exploitant la crédulité humaine en vue de faire reconnaître sa supériorité par rapport aux élites parisiennes qu’il a entrepris de dénoncer.
Liberté des médecins vs précautionnisme bureaucratique
L’inconvénient de cette interprétation, en dépit des quelques bons arguments que j’ai tenté de passer en revue, est qu’elle demeure malgré tout prisonnière du cadre de la psychologie du soupçon. Il faut pour y adhérer admettre le portrait de Didier Raoult en mégalomane précipitant son suicide professionnel. On peut à l’inverse tenter d’évaluer sa démarche comme celle d’un homme qui prend ses responsabilités, en tant que scientifique et en tant que médecin. Celle d’un chercheur qui prend ses risques dans le contexte d’une compétition scientifique à laquelle est astreint, de gré ou de force, le moins coopératif des savants. Celle d’un médecin qui a des comptes à rendre à ses patients, voire à l’Ordre des médecins et à la justice. Si donc l’on s’en tient aux intentions affichées et aux partis-pris explicitement assumés durant la crise par le Professeur Raoult, c’est bien plutôt, comme je l’ai suggéré, la peur de la peur et critique du précautionnisme qui pourraient tenir lieu de fil conducteur restituant le sens de sa communication et de son action.
Didier Raoult n’a pas créé une communication ad hoc à l’occasion de cette pandémie. Sous l’appellation « Nous avons le droit d’être intelligent », sa chaîne Youtube a pour objectif, on l’a vu, de proposer une information scientifique qui ne passe pas par le prisme déformant des médias, auxquels il reproche précisément de céder à la tentation de l’alarmisme. Ses interventions en début de crise témoignent davantage d’une volonté de résister à l’emballement médiatique mondial autour de la Covid-19 que d’une tentation de surfer sur cet emballement en vue d’attirer à lui la lumière des projecteurs. L’audience inattendue dont il a bénéficié est due bien sûr à l’annonce de l’existence d’un traitement mais sans doute aussi, c’est l’élément de contingence subjective dans l’affaire, à un goût immodéré pour le paradoxe et la provocation, détonnant chez les scientifiques et qui font de lui un « bon client » pour les médias.
Quoiqu’on pense de sa manière de communiquer, il suffit de considérer l’axe principal du discours et de l’action du Professeur Raoult durant la crise pour s’apercevoir que le «populisme sanitaire» n’y a joué aucun rôle. Abstraction faite de son interprétation de l’épidémie de Covid, sa nature, son devenir, son impact, Raoult s’est employé dans sa communication à faire la pédagogie de la stratégie mise en oeuvre par son IHU, en tout point conforme à la stratégie asiatique, dont il n’a cessé de faire l’éloge et qui se résumait au tryptique tester-isoler-traiter. Le traitement à l’hydroxychloroquine n’était que le troisième terme du triptyque, le plus incertain, lui aussi importé d’Asie. Après avoir essayé tous les anti-viraux disponibles, observait Raoult, Chinois et Coréens ont marqué une préférence pour la chloroquine : c’était donc cette voie qu’il fallait emprunter, en dépit du manque d’études cliniques parfaitement probantes.
Le point est évidemment essentiel : la démarche du Professeur Raoult n’est pas « isolée »; elle ne procède pas d’une «initiative individuelle» fondée sur une « intuition », se bornant au contraire à imiter ce qu’ont fait les premiers concernés par la lutte contre la Covid-19. Le choix des Coréens, comme l’a souligné le biologiste François Amblard dans son rapport sur la stratégie coréenne, fut de laisser sans précaution aux médecins une grande liberté de prescription afin de pouvoir tester dans l’urgence différents traitements, parmi lesquels l’hydroxychloroquine, et de parvenir rapidement à un consensus :
« Pour la question de l’hydroxychloroquine qui fait tant débat en France, l’attitude médicale majoritaire est de la prescrire dès la phase paucisymptomatique de la maladie, sans grand espoir d’un effet aux stades avancés de Covid-19. (…) Devant l’absence de preuves thérapeutiques, qui prévaut aujourd’hui dans tous les pays au sujet de l’hydroxychloroquine, l’attitude des autorités de santé coréennes repose sur la confiance envers les prescripteurs. En tout état de cause, aucune polémique ne s’est développée ici sur le sujet, et chacun est à l’œuvre, du bas vers le haut, des praticiens vers les autorités, pour trouver au plus vite un consensus thérapeutique face à la maladie. La médecine coréenne, se livre là à des essais cliniques grandeur nature, sous haute surveillance collective. Pour atteindre ce but le plus rapidement possible, aucune molécule n’est interdite, et toutes les restrictions sont levées sur les remboursements des médicaments. Cette situation d’exception est à l’opposé de la pratique habituelle, qui repose sur un encadrement extrêmement strict du volume des prescriptions, et des prix conclus avec les sociétés pharmaceutiques. Des essais thérapeutiques bona fide ont été lancés en parallèle, selon les règles de l’art. Mais les règles de l’art elles-mêmes semblent faire débat, et le corps médical devra vivre avec la frustration de controverses difficiles à trancher. La position des autorités de santé coréenne soulève plusieurs questions, dont celle de savoir s’il est dangereux de faire confiance aux médecins sur le front. Dans l’urgence de devoir agir sans savoir, est-il éthique d’agir sans la preuve qu’on fera plus de bien que de mal ? »
Si le Professeur Raoult avait exercé en Corée, il eût été parfaitement en phase avec la stratégie nationale et ne se serait pas vu imputer l’intention de promouvoir un populisme sanitaire. En Corée comme en France, la politique sanitaire s’est trouvée placée devant un même dilemme: Respecter scrupuleusement les règles de précaution habituelles, attendre pour traiter les malades le résultat des études cliniques réalisées selon « les règles de l’art »; ou bien consentir à des « essais cliniques grandeur nature » pour faire face à l’urgence de la situation et ne pas laisser les malades sans traitement.
Faut-il, dans le doute sur les effets d’un traitement et en l’absence d’alternative, laisser aux médecins la liberté de prescrire, sans bien entendu préconiser la généralisation du traitement en question, ou bien faut-il prohiber toute prescription dans l’attente d’une éventuelle preuve de son efficacité et de son innocuité ? Le Professeur Raoult et ses soutiens dans le corps médical ont milité en faveur de la liberté (et donc de la responsabilité) du médecin et du patient. Position plus proche de la réponse coréenne que de la réponse française au défi posé par l’épidémie de Covid. Les critiques formulées contre ce parti-pris, en France, le présente comme irrationnel, immoral et démagogique. Le mérite du Professeur Raoult est d’en avoir restitué la logique, s’exposant du même coup à de violentes critiques. Cette logique tient en trois points, un argument scientifique, une option stratégique, une remise en question culturelle.
L’argument scientifique porte sur la nature de la Covid-19. Il est formulé ici par le Professeur Raoult : « Il n’y a pas d’infection virale respiratoire qui ne soit pas saisonnière ». La Covid n’est pas une maladie chronique mais une épidémie saisonnière destinée à disparaître rapidement avant l’été, estimait Raoult fin février, en s’appuyant sur son expérience des maladies infectieuses. Ce diagnostic avait une implication très importante: il était vain d’attendre les résultats des études cliniques probantes pour agir, dans la mesure où il était prévisible que ceux-ci arriveraient après la fin de l’épidémie, lorsqu’il n’y aurait plus de malades.
L’option stratégique était de tenir compte de l’urgence de la situation, imposant de prendre des libertés avec les règles prévalant en temps ordinaire et qui empêchent d’être réactif. Il a beaucoup été reproché à Raoult de prendre l’urgence pour prétexte mais l’argument de l’urgence, découlant de la nature du mal à combattre, une épidémie de maladie infectieuse respiratoire, peut difficilement être balayé d’un revers de la main. D’où la référence du Professeur Raoult à Ferdinand Foch : « La réalité du champ de bataille est qu’on n’y étudie pas. Simplement on fait ce que l’on peut pour appliquer ce qu’on sait. Dès lors, pour y pouvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien. » Mutatis mutandis : le salut dans la guerre contre la Covid ne peut venir que du savoir fondé sur l’expérience, non du recours à l’expérimentation clinique. Quand bien même les règles de la méthode seraient indiscutables, les études cliniques randomisées ne peuvent en la circonstance qu’être vaines dans la mesure où leurs résultats arriveront après la bataille. Or, il faut agir sans attendre, et décider de l’action à entreprendre avec les moyens du bord, en l’occurrence le repositionnement d’anciennes molécules dont on a de bonnes raisons de penser qu’elles pourraient être efficaces. Les méthodologistes contrôleurs sont inutiles. Il faut laisser la place aux praticiens, et spécialement à ceux qui, en raison de leur savoir et de leur expérience, ont une idée de ce qu’il faut faire. Dans son livre, Raoult justifie ainsi la démarche des Chinois:
« La vitesse de réaction des Chinois dans la gestion des épidémies a été stupéfiante, en particulier dans son évaluation des molécules anti-infectieuses. Ils ont pu rapidement montrer que la chloroquine, un des médicaments les plus prescrits au monde et les plus simples, est peut-être le meilleur traitement des coronavirus et la meilleure prévention. Ce qui en ferait une des infections respiratoires les plus simples à prévenir et à traiter. »
Pour les détracteurs du Professeur Raoult, le « peut-être » est précisément ce qui fait problème : il n’est pas éthique de prescrire un médicament sur la base d’une simple hypothèse, en l’absence de la preuve de son efficacité. Raoult, au contraire, insiste sur la nécessité d’aller vite et de prendre appui sur les premières observations sans attendre les études probantes : « Les études sur les grandes cohortes rassurent les bureaucrates de la santé, qui en sont venus à considérer qu’on ne pouvait rien décider sans elles. Or, je dirais que 90 % des traitements qu’on a inventés en maladies infectieuses n’ont jamais donné lieu à de telles études. Jamais. Si le médicament tuait le microbe, c’est que ça marchait. » La médecine empirique a fait ses preuves et puisque, en situation de crise, la « médecine scientifique » s’avère impuissante, il convient de s’en remettre au jugement et au pragmatisme des praticiens.
Cette option stratégique, celle de l’audace contre la précaution, se trouvait manifestement en porte-à-faux avec la culture administrative française. La doctrine dominante en France, qui repose sur le principe de précaution, incline à juger préférable, dans le doute, de s’abstenir de recourir à un traitement incertain et de se caler sur le scénario du pire, suivant lequel celui-ci pourrait s’avérer inefficace et toxique. C’est ce précautionnisme qui, en l’absence de consensus sur l’hydroxychloroquine, a justifié le décret du 26 mars, interdisant aux médecins de ville sa prescription tout en autorisant celle-ci à titre compassionnel dans les hôpitaux. C’est cette même doctrine qui a permis de justifier dans la précipitation, après la publication par la revue The Lancet d’une étude défavorable à l’hydroxychloroquine, que l’on suspende les études cliniques plus rigoureuses, seules à même pourtant de pouvoir conduire à un jugement définitif quant à l’efficacité et à l’innocuité de l’utilisation de la molécule dans la lutte contre la Covid-19.
Le débat porte in fine sur la culture de la précaution. Le principe de précaution commande aux autorités sanitaires de réglementer la mise sur le marché et l’usage des médicaments ainsi que d’encadrer strictement la liberté des médecins et des patients. Ce précautionnisme est-il approprié à une situation de crise sanitaire comme celle que nous avons vécue ? Sans nécessairement donner raison au Professeur Raoult, on peut lui reconnaître le mérite d’avoir ouvert un débat pertinent et légitime. Paradoxalement, ceux qui lui ont reproché d’être enfermé dans ses certitudes et de ne pas laisser place au doute n’ont guère semblé disposés à mettre en question le fondement culturel ou idéologique de leur propre position. Didier Raoult, sortant du domaine de la médecine et de la science, fait une hypothèse qui n’est pas sans intérêt: nos sociétés vieillissantes seraient enclines à privilégier la précaution parce que le risque de perdre en espérance de vie l’emporte désormais sur l’espérance du gain. La précaution pourrait donc être présentée comme une disposition tout à fait rationnelle mais qui, érigée en un système trop rigide, ne serait pas sans effets indésirables. La réflexion mérite assurément d’être poursuivie.
Ces trois débats nés de la controverse autour du Professeur Raoult, ou qui peuvent être développés à partir de celle-ci, sont parfaitement indépendants de la question scientifique relative à l’hydroxychloroquine. Que celle-ci soit tranchée dans un sens ou dans un autre ne changerait rien aux termes du débat méthodologique, du débat éthique et du débat politique. S’il s’avère que Raoult s’est trompé au sujet des vertus anti-virales de l’hydroxychloroquine et de l’azitromycine, on pourra certes imputer sa persistance dans l’erreur à son parti-pris épistémologique. Mais les deux questions peuvent et doivent être dissociées: si une ou plusieurs études cliniques randomisées prouvent l’efficacité de son traitement, cela ne prouvera assurément pas que cette méthode d’administration de la preuve n’était pas la bonne !
Il faut de la même manière dissocier les questions éthique et politique de la question scientifique. Quand bien même des études scientifiques, rétrospectives ou cliniques, apporteraient la preuve de l’inefficacité, voire de la nocivité, du traitement préconisé par Raoult, cela n’invaliderait pas pour autant ipso facto les partis-pris qui furent les siens durant la crise en matière d’éthique médicale et de politique sanitaire. On ne peut sans biais rétrospectif aggravé répondre à la question « Que faire en situation d’incertitude ? » sur la base d’une certitude acquise après le moment de la décision. Une preuve scientifique de l’efficacité de l’hydroxychloroquine dans la lutte contre la Covid-19 n’invaliderait pas rétrospectivement le choix de la précaution au regard de celui qui préfère l’absence de traitement à un traitement incertain, exigeant le plus haut niveau de preuve de l’innocuité parce qu’il juge immoral de prendre le moindre risque avec la vie des patients. Une preuve scientifique de l’inefficacité de l’hydroxychloroquine n’invaliderait pas rétrospectivement le choix de l’audace au regard de celui qui préfère un traitement incertain à l’absence de traitement, en considérant que le refus du risque est aussi un risque et qu’il existe des situations dans lesquelles il est vain d’espérer dissiper l’incertitude et obtenir la garantie du risque zéro. Le clivage entre Raoult et ses détracteurs n’était pas scientifique mais politique : il a incarné la possibilité d’un choix en situation de crise, que l’on peut approuver ou refuser, mais dont on ne pourra jamais prouver qu’il était erroné.
Éric DESCHAVANNE