Entretien aimablement communiqué par André Comte-Sponville
qui sera présent à Cannes en décembre 2020 pour les 16èmes Rencontres de Cannes – MUTATIONS –
ITW de Pierre Taribo – www.lasemaine.fr
Vous étiez réservé devant le choix du confinement.
Réservé, oui, au sens où je n’étais pas enthousiaste. Qui pouvait l’être ? La mesure allait évidemment appauvrir considérablement notre pays, à commencer, comme toujours, par les plus pauvres… Et comment savoir quelle était la meilleure stratégie, celle de la France (confinement strict), celle de l’Allemagne(confinement plus souple), celle de la Suisse (demi-confinement), ou celle de la Suède (pas de confinement imposé mais une stratégie de responsabilisation individuelle et de distanciation sociale) ? Je n’avais aucun moyen de trancher, mais je voyais bien que compter sur la seule « immunisation collective » risquait de se payer de plusieurs centaines de milliers de morts, rien qu’en France, et qu’aucun gouvernement démocratique ne pouvait s’y résigner. J’ai donc dit tout de suite (par exemple dans l’entretien que j’ai accordé au Journal du Dimanche, qui l’a publié le 22 mars) que, dès lors que le confinement était la stratégie choisie par notre gouvernement, il fallait l’appliquer rigoureusement. Et c’est ce que j’ai fait : je suis confiné à Paris, depuis le début, alors que j’aurais pu, comme tant d’autres, m’installer plus confortablement dans ma maison de campagne, en l’occurrence en Normandie…
Sa levée annoncée pour le 11 mai vous semble-t- elle judicieuse ?
Le plus tôt sera le mieux ! Quant à la date, il faut bien sûr tenir compte des données médicales, mais aussi des données économiques, sociales, politiques, humaines ! Je m’inquiète un peu de voir tant de médecins se succéder sur nos écrans de télévision, et si peu d’économistes, de sociologues ou d’historiens, comme si, depuis 6 semaines, la médecine était la seule dimension importante. Il n’en est rien ! Et puis le confinement est une privation de liberté – la plus grave, de très loin, que les gens de ma génération aient jamais connue. C’est acceptable pour une durée courte, mais ça ne saurait perdurer ! J’ai 68 ans, je fais partie des groupes à risque (d’autant plus que j’ai eu une mauvaise pneumonie il y a trois ans). Eh bien, je vais vous dire : je préfère attraper le Covid-19, et même en mourir, que rester confiné indéfiniment ! J’aime la vie, mais j’aime encore plus la liberté. J’ai moins peur de la maladie que de la servitude !
Faut-il « lâcher » tout le monde en même temps ?
En tout cas, pas question de continuer à confiner 18 millions de personnes, comme le veulent quelques médecins ! Et surtout pas d’enfermer les vieux, qui sont certes plus exposés que les jeunes, mais qui acceptent souvent plus volontiers leur propre mortalité. Ils ont raison ! Mourir à 68 ou 90 ans, c’est beaucoup moins triste que mourir à 20 ou 30 ans. Après un passage à France Inter, où je rappelais cette évidence, j’ai reçu des dizaines de messages de soutien (je n’en avais jamais reçu autant, de toute ma vie), presque tous venant de gens qui ont plus de 60 ans ! Tous, comme moi, se faisaient plus de soucis pour leurs enfants, dans la terrible crise économique que nous allons traverser, que pour leur propre santé. Et tous étaient offusqués qu’on veuille les assigner à résidence, soi-disant pour les protéger d’une mort qu’ils craignent moins que l’enfermement et l’isolement !
Depuis le début de l’épidémie on voit et on entend des experts sur toutes les chaînes d’information. C’est de la pédagogie utile ou un matraquage anxiogène ?
Les deux ! Mais c’est surtout le matraquage qui me frappe, et l’espèce de démesure qu’il révèle. Le Covid, à l’heure où j’écris ces lignes, a tué près de 20 000 personnes en France. C’est beaucoup. C’est trop. C’est triste. Mais faut-il rappeler qu’il meurt 600 000 personnes par an dans notre pays, dont 150 000, par exemple, meurent de cancer ? Et qu’on trouve parmi ces derniers des milliers d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes ? Pourquoi cet apitoiement larmoyant sur les morts du Covid-19 (dont la moyenne d’âge est de 81 ans), et pas sur les 600 000 autres ? Sans parler des 9 millions d’êtres humains (dont 3 millions d’enfants) qui meurent de malnutrition, chaque année, dans le monde ! À côté de ces chiffres , ou plutôt de ces réalités, l’affolement des médias français m’a paru obscène. Et la peur de nos concitoyens m’a paru très exagérée. « C’est un cauchemar, j’ai la peur au ventre… » disait-on partout… Mais faut-il rappeler que cette maladie est bénigne dans 80 % des cas, et n’est mortelle que dans 1 ou 2 % des cas (sans doute moins si l’on tient compte des cas non diagnostiqués : certains experts parlent d’un taux réel de létalité de 0,5 ou 0,7 %). J’ai beau être un anxieux, je ne vois pas pourquoi je devrais craindre particulièrement cette maladie-là, alors que j’ai sans doute une chance sur deux de ne pas attraper le virus, et 98 % de chances (disons 94 %, à mon âge) d’en réchapper si je l’attrape ? Croyez-moi, il y a bien pire, dans la vie et dans le monde, que d’attraper le Covid-19 !
Le président de la République s’est entouré d’un comité d’experts. N’est-ce pas l’abdication du politique devant le système de précaution ?
Non, si le politique garde sa liberté de décision, et si nous lui reconnaissons le droit de ne pas suivre aveuglément l’avis des experts. Mais oui, hélas, si la parole des experts devient parole d’Évangile, ce qui serait un comble ! C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme ou le sanitairement correct : faire de la santé la valeur suprême (à la place du bonheur, de la justice, de l’amour, de la liberté…) et déléguer en conséquence à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés, ce qui est beaucoup plus inquiétant ! Pour soigner les maux de notre société, je compte plus sur la politique que sur la médecine. Pour guider ma vie, plus sur moi-même que sur mon médecin !
Vous avez dit redouter davantage la maladie d’Alzheimer que le Covid-19. La première effraie car c’est l’enfermement de quelqu’un sur lui–même, mais nous sommes tout autant apeurés et désarmés devant le virus.
Parlez pour vous ! Qu’est-ce qui est le plus grave : que votre médecin vous annonce que vous avez attrapé le Covid-19, ou bien qu’il vous annonce que vous avez la maladie d’Alzheimer ? Pour la quasi-totalité d’entre nous, la maladie d’Alzheimer (dont le taux de guérison est de 0%) est beaucoup plus grave ! Or il y a en France, chaque année, 225 000 nouveaux cas d’Alzheimer ! Si vous êtes « tout autant apeuré » par le Covid-19 que par Alzheimer, c’est votre problème, mais ne comptez pas sur moi pour vous suivre. Comment pourrais-je avoir aussi peur d’un virus dont on guérit en moyenne dans 98 % des cas, que d’une maladie incurable, qui voue à la sénilité et à la dépendance pendant des années ? Mon père en est mort. Ma belle-mère vient d’en mourir, hier matin, dans un EHPAD (elle n’avait pas vu ses enfants, à cause du confinement, depuis 5 semaines ; il est vrai qu’elle ne les reconnaissait plus depuis des années). Pardon de n’être pas sanitairement correct ! Pour ce qui me concerne, je préfère attraper le Covid-19, et même en mourir, que devenir Alzheimer et passer plusieurs années enfermé dans un EHPAD ! J’ai beaucoup de respect, et souvent d’admiration, pour les gens qui y travaillent. Mais j’ai encore plus de compassion pour les gens qui y vivent.
Il y a une grande empathie et beaucoup de reconnaissance envers les soignants. Cela va-t-il avoir des prolongements concrets sur le fonctionnement des hôpitaux et les moyens qui leur sont alloués afin de mettre fin aux incohérences de notre système de santé ?
Nous verrons bien… Tant mieux si les gens prennent mieux conscience de la difficulté de ces beaux métiers. Mais enfin, ne rêvons pas. « Il n’y a pas d’argent magique », comme disait à juste titre Emmanuel Macron avant la pandémie. Ça reste vrai après ! Ce n’est pas parce que la France s’endette de 100 milliards d’euros que l’argent va couler à flots sur nos hôpitaux. Et puis, il n’y a pas que les soignants ! Vous croyez que prof en collège, policier en banlieue, militaire en mission, caissier, paysan, ouvrier, routier, magasinier, gardien de prison ou femme de ménage, ce sont des métiers de rêve, généreusement payés ? On n’a jamais vécu aussi longtemps, et notre pays est l’un de ceux où l’on vit le plus vieux. J’en conclus que notre « système de santé » n’est pas si mauvais que ça. Croyez-vous que nos enfants, dans les écoles, lisent et écrivent de mieux en mieux ? Faites leur faire une dictée, vous verrez… Croyez-vous que nos hôpitaux soient moins bien pourvus que nos commissariats, nos universités, nos casernes, nos tribunaux, nos prisons ? Remercier les soignants pour le travail formidable et courageux qu’ils font, depuis des semaines, c’est très bien. Penser que la santé – à commencer par la santé des plus vieux – va devenir à long terme la priorité des priorités, cela me paraît inquiétant. Pour ma part, je m’inquiète plus pour notre jeunesse (et pour la dette que nous lui laisserons) que pour ma santé de presque septuagénaire. Je tiens plus à l’indépendance et à la sécurité de l’Europe qu’au prolongement indéfini de l’espérance de vie. Et j’ai plus peur du réchauffement climatique que du Covid19 !
L’économie est à l’arrêt. Faut-il en déconfinant, privilégier la reprise de l’activité au détriment de la santé ?
Non. Mais pas non plus privilégier la santé au détriment de l’économie ! Il faut tenir compte des deux. La misère tue aussi, et plus que bien des virus. Il est absurde d’opposer la médecine et l’économie. La médecine coûte cher. Elle a donc besoin d’une économie prospère. Augmenter les dépenses de santé ? Tout le monde est pour. Mais comment, si l’économie s’effondre ? Je l’ai dit bien souvent, quand j’étais membre du Comité consultatif national d’éthique : il n’est pas contraire à l’éthique de parler d’argent à propos de santé ; il est contraire à l’éthique de ne pas parler d’argent.
Avec les progrès de la science , l’allongement de la durée de vie , l’homme se croyait sinon invulnérable du moins à l’abri d’un choc sanitaire à l’échelle planétaire. Il se trompait. L’épidémie nous remet-elle à notre place dans des organisations et des fonctionnements que nous avons contribué à dérégler : réchauffement climatique, mondialisation, délocalisation vers les pays à faible coûts de main d’œuvre ?.
Seuls les imbéciles se croyaient invulnérables. Seuls les naïfs se croyaient à l’abri. Un infectiologue m’a dit, il y a une vingtaine d’années : « Le combat multimillénaire entre l’humanité et les microbes, ce sont les microbes qui vont le gagner : ils ont pour eux le nombre, le temps, l’adaptabilité, des mutations innombrables… » Je ne sais s’il avait raison, mais je n’ai jamais oublié que nous étions en effet exposés à des catastrophes sanitaires infiniment plus graves que le Covid-19. Ce coronavirus peut tuer des centaines de milliers de personnes en France, des millions dans le monde. C’est donc évidemment très grave, en termes de santé publique. C’est ce qui justifie le confinement et la distanciation sociale. Mais il reste individuellement assez peu dangereux (contagiosité moyenne, létalité faible), et, surtout, il peut arriver un jour une pandémie beaucoup plus grave. Il faut le savoir et s’y préparer. Quant à la mondialisation, que vous évoquez, elle a contribué à ce que la pauvreté a reculé, dans le monde, ces quarante dernières années, beaucoup plus que cela n’était jamais arrivé depuis la révolution néolithique. Faut-il le regretter ? Le vrai problème, ce n’est pas la mondialisation, c’est la surpopulation. Parce que nous faisons trop d’enfants ? Pas du tout ! On n’en a jamais fait aussi peu ! Mais parce que nos enfants ne meurent plus en bas-âge. Là encore, faut-il le regretter ?
Du fait de notre vulnérabilité, l’épreuve que nous traversons va-t-elle changer notre rapport à la mort ? Et quelle est votre attitude devant cette issue inéluctable ?
Montaigne a dit l’essentiel en une phrase : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant. » Le Covid-19 n’y change rien ! La mort fait partie de la vie. Je dirai plus : on meurt souvent de maladie, mais la mort, en elle-même, n’est pas une maladie : il est parfaitement normal, et non pathologique, de mourir un jour. La seule sagesse est de l’accepter, d’en avoir conscience, pour profiter encore mieux de la vie. André Gide l’a dit très joliment : « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. » Si nous pensions plus souvent que nous allons mourir, nous vivrions plus intensément, et mieux ! Tout se passe, avec cette pandémie, comme si les journalistes redécouvraient que nous sommes mortels. Vous parlez d’un scoop ! Mieux vaut accepter sereinement la mort, pour profiter mieux de la vie.
La crise va-t-elle rendre notre société plus humaine, plus solidaire, ou n’est-ce qu’une illusion d’imaginer cette transformation possible ?
Bien sûr qu’une transformation est possible et nécessaire ! Elle est même inévitable ! Tout change toujours, et personne ne peut faire que la France de 2021 soit la même que la France de 2019. Mais de là à laisser croire que la France de 2021 sera différente en tout de celle que nous connaissons, il y a un pas qu’il me paraît important de ne pas franchir. D’ailleurs, serait-ce souhaitable ? J’aime la France, et je ne souhaite pas qu’elle change complétement. Qu’elle s’améliore ? Bah oui, bien sûr, nous le souhaitons tous. Reste à nous en donner les moyens, et cessons de croire que cela pourrait aller sans efforts, ou en ne demandant d’efforts qu’aux autres ! Bref, ceux qui croient que rien ne va changer se trompent. Mais ceux qui croient que tout va changer se trompent aussi. Ce que je crains, en l’occurrence, c’est une espèce de « chiraquisation » de la vie politique française : que nos gouvernants évitent désormais tous les sujets qui fâchent, renoncent en conséquence à toute réforme difficile ou impopulaire, et ne se consacrent plus qu’à la santé ou à la protection des Français : plan anticancer de Chirac, plan pour la sécurité routière, plan contre Alzheimer, plan contre les pandémies… Contre quoi il faut rappeler que toute politique est conflictuelle. Quand tout le monde est d’accord (par exemple pour dire que la santé vaut mieux que la maladie), ce n’est pas de la politique ! L’union nationale ? Je suis pour, dans certaines circonstances (comme la crise économique qui s’annonce), mais pour transformer notre pays, pas pour le confiner dans l’immobilisme, les bons sentiments, l’ordre sanitaire et le politiquement correct !
Le premier ministre Édouard Philippe a dit « le 11 mai ce ne sera pas la vie d’avant », ce qui paraît une évidence. Fallait-il intervenir pendant plus de deux heures pour s’en tenir à ce constat et ne donner aucune information plus précise ?
La fonction de Premier ministre est tellement difficile, à toutes les époques, et tellement plus aujourd’hui, que j’hésiterais à lui jeter la pierre ! Je ne supporte plus l’arrogance des journalistes, souvent eux-mêmes si médiocres (je ne dis pas ça pour vous, que je ne connais pas), qui passent leur temps à faire la leçon aux politiques ou à critiquer leur insuffisance. Quand Édouard Philippe ou Emmanuel Macron se taisent, on le leur reproche. Quand ils parlent, on dénigre ce qu’ils ont dit. À quoi bon ? Mon idée, c’est qu’il est urgent de réhabiliter la politique (y compris contre la tyrannie des experts, qu’ils soient médecins ou économistes, a fortiori contre la tyrannie des journalistes, qui ne sont experts en rien). On n’y parviendra pas en crachant perpétuellement sur ceux qui la font. Enfin, s’agissant de la phrase que vous venez de citer, elle est assurément vraie. Ça vaut mieux qu’un mensonge ou qu’une erreur.r !