https://aoc.media/opinion/2020/06/07/toujours-contre-la-peur-reponse-a-jean-pierre-dupuy/

Paris, ce 25 mai 2020

Cher Jean-Pierre,

Merci pour ton mail et pour la « lettre ouverte » qui l’accompagne. Merci, surtout, pour ton amitié, maintenue malgré nos divergences : celle-là me touche davantage que celles-ci ne me heurtent.

Contrairement à ce que tu écris dans ton mail, je n’ai pas voulu soutenir « une cause » dans ce débat, encore moins mener une « campagne politique » ! Sur ce sujet de la pandémie et du confinement, j’ai simplement accordé quelques entretiens, dans la presse écrite ou à la radio, et participé à deux émissions de télévision (« C’est à vous », puis « La Grande Librairie », les deux sur la Cinq). Or il se trouve que depuis la première ces émissions, j’ai refusé très exactement dix-sept invitations (je les ai comptées !) à des émissions de télévision, sur différentes chaînes (certaines m’ont invité plusieurs fois), justement parce que je n’avais nulle envie de me répéter davantage, et encore moins de mener quelque campagne que ce soit ! J’ai refusé, pour la même raison, la plupart des interviews qui m’ont été proposées, à la radio ou dans la presse écrite, depuis les trois que tu évoques (que je n’avais bien sûr pas sollicitées), dans le Journal du Dimanche, Le Point et Philosophie Magazine. Enfin, le plus long entretien que j’ai fait sur le sujet, et que je t’ai envoyé, était destiné à un hebdomadaire de l’Est de la France, « La Semaine », qui l’a publié dans son n° du 23 avril. Tu m’accorderas que, comme organe de presse, j’aurais pu trouver plus porteur ! Bref, je te rassure : aucune volonté militante de mon côté ; juste l’aveu d’un étonnement et d’une inquiétude.

Inquiétude, pour commencer, devant la place croissante et souvent exorbitante que la médecine tend à occuper dans nos vies et nos sociétés : ce que j’ai appelé « pan-médicalisme » et que tu appelles, depuis fort longtemps, me dis-tu, « médicalisation de la vie ». Comme c’est l’un de nos rares points d’accord, dans ce débat, il est inutile que je m’y attarde.

Tu notes « avec un amusement modéré » l’évolution des nombres de décès que j’évoque. Mais, cher Jean-Pierre, ce sont simplement les chiffres effectifs, à tel ou tel moment, tels qu’annoncés par les autorités de santé ! Au moment où j’ai fait (par téléphone) l’entretien avec le Journal du Dimanche, il y avait en effet 264 morts du covid-19 en France (je continue, suivant l’usage plus que l’Académie, d’en parler au masculin). Mais, dès ce même entretien, je signalais que les experts redoutaient, selon l’hypothèse la plus pessimiste, que la pandémie n’entraîne 500 000 morts en France. Quant à moi, sans contester ce chiffre, j’étais moins inquiet : je pensais, dès ce moment-là, que le confinement allait fortement réduire ce nombre, ce pourquoi il fallait, disais-je, l’« appliquer scrupuleusement », ce que je n’ai cessé depuis de répéter et, pour ce qui me concerne, de pratiquer. Crois bien que j’aurais préféré partir, comme tant d’autres, dans ma maison de campagne, en l’occurrence en Normandie, plutôt que rester confiné, comme nous l’avons fait ma compagne et moi, dans notre appartement parisien ! Mais cela ne m’aurait pas paru juste. J’appliquai donc strictement ce confinement que tu sembles me reprocher d’avoir combattu.

J’ai souvent trouvé, c’est vrai, que les médias dramatisaient à l’excès, comme c’est leur habitude et leur intérêt (la peur fait vendre). Mais il n’y avait pas que les médias ! Puis-je te rappeler notre échange de mails du mois de mars ? Dans un message daté du 23, après avoir lu mon entretien dans le JDD, tu m’écrivais ceci :

« Merci de m’avoir fait destinataire de ton article, roboratif à souhait comme tout ce que tu fais. […] Mais dans le cas présent, je ne puis te suivre – même si une partie de moi-même admire ta leçon de sagesse. Ce sont les nombres, les grandeurs en cause qui changent la donne, complètement. Regarde: en Italie (dont nous suivons le chemin à une semaine de distance), le nombre de morts suit une exponentielle de puissance 1,3: chaque jour, le nombre de morts s’est accru de 30 % par rapport au jour précédent. Sur 15 jours, cela donne 1,3 à la puissance 15, soit 50 environ. Il y a aujourd’hui 800 morts. Dans 15 jours il y en aura donc 40.000: quarante mille par jour! En fait il y en aura beaucoup plus, car la plupart des très gravement malades ne seront pas soignés. Avec cette hécatombe, je crains que les leçons de sagesse et de philosophie, l’apprendre à mourir, sonneront creux. En temps ordinaire, c’est la mort à la première personne qui est la plus métaphysique. Là, ce sera la mort à la troisième personne, la mort des autres, de tous les autres. »

Je t’avais répondu, par retour de mail :

« Tu oublies ou minores au moins deux facteurs décisifs : le confinement (dont tu as vu que j’appelais à le respecter scrupuleusement) et l’immunisation collective ».

A l’heure où je t’écris cette lettre, nous approchons les 30 000 morts, non pas par jour mais en deux mois (voire en trois, puisqu’il semble que le premier mort du covid, en France, remonte au 15 février) : c’est évidemment beaucoup trop et ce n’est pas terminé, mais tu m’accorderas que cela n’a guère à voir avec l’ « hécatombe » que tu annonçais. C’est d’ailleurs contre ce genre de réaction, à mon avis démesurée, que j’ai voulu non pas « minimiser la portée » de la pandémie, comme tu me le reproches (je disais au contraire, tu cites toi-même le propos, qu’elle était « très grave en termes de santé publique », ce qui « justifie le confinement »), mais la relativiser. Car tu n’étais pas le seul à extrapoler à tout va ! Tout le monde, dans les médias ou ailleurs, ne parlait plus que de « cauchemar », de « tragédie », de « peur au ventre » ! Cela m’a paru non seulement disproportionné mais malsain. De toutes les « passions tristes » qui nous menacent, la peur n’est pas la moindre ! Et puisqu’on m’offrait une tribune dans la presse, pourquoi ne pas essayer d’apaiser les esprits en mettant les chiffres en perspective ? C’est ce que je fis modestement, non dans un texte théorique, mais dans de simples entretiens, tantôt par téléphone, tantôt par mails. Or comment relativiser un nombre de décès sinon en le comparant à d’autres ? Je rappelai donc qu’il meurt plus de 600 000 personnes par an en France (612 000 en 2019, avec une moyenne d’âge, au moment du décès, de 79 ans), dont par exemple 150 000 meurent de cancer. Cela ne minimise pas le nombre de décès dus au covid, qui reste évidemment ce qu’il est et change chaque jour, mais permet en effet d’en mieux mesurer la portée relative. Ce n’était pas soutenir une cause, encore moins mener un combat, juste essayer d’être lucide et, si possible, plutôt rassurant qu’anxiogène ! Mon dernier livre, publié bien avant cette pandémie, s’appelle « Contre la peur ». Il me semble que c’est un beau mot d’ordre, et j’ai simplement voulu, à mon niveau, lui rester fidèle.

Venons-en alors au sophisme que tu me reproches, que tu appelles le sophisme « Y2K », par analogie avec ce qui s’est passé autour du « bug de l’an 2000 ». Si je te comprends bien, le sophisme est le suivant : prétendre que les mesures de précaution prise à l’époque (donc essentiellement en 1999) étaient inutiles, puisque finalement il n’y eut pas de bug, sans voir que ce sont précisément ces mêmes précautions qui ont empêché le bug qu’on redoutait. S’agissant du bug en question, je me garderai bien de me prononcer. Mais si j’applique ce type de raisonnement à la pandémie et au confinement, qu’est-ce que ça veut dire ? Ceci, me semble-t-il, qui serait en effet sophistique : que le confinement était inutile, puisque la pandémie n’est pas si grave qu’on l’annonçait, en oubliant que c’est ce même confinement qui fait que la pandémie, justement, est moins grave qu’on ne pouvait le craindre. Mais précisément, cher Jean-Pierre, c’est un argument que je n’ai jamais soutenu ! J’ai toujours dit qu’en termes de santé publique, donc d’un point de vue collectif, la perspective qu’il y ait en France 300 000 morts dus au covid-19 (c’était l’hypothèse la plus couramment avancée par les spécialistes) était évidemment inacceptable. Par exemple, dans l’entretien du Point (publié le 23 avril mais fait par mail le 15 du même mois), à la question « Que pensez-vous de la manière dont nos sociétés réagissent à cette pandémie de coronavirus ? », je répondis ceci :

« Elles réagissent fortement, efficacement, démocratiquement, et c’est plutôt rassurant. Les prévisions les plus pessimistes laissaient craindre 300 000 morts en France, plusieurs millions en Europe, et tout laisse penser que, grâce aux mesures qui ont été prises, les chiffres seront très inférieurs. Tant mieux ! »

Je ne vois pas là le moindre raisonnement qui ressemble au sophisme que tu dénonces. Quant à juger le détail de ces mesures, je ne m’y suis jamais autorisé, par manque de compétence. Quelle mesure aurait été la plus efficace et au moindre coût ? Confinement strict, comme en France ? Confinement plus souple, comme en Allemagne ? Demi-confinement, comme en Suisse ? Pas de confinement du tout, comme en Suède (mais avec un appel à la responsabilité individuelle, au télétravail et à la distanciation sociale) ou à Taïwan (mais avec une préparation très supérieure à la nôtre et bien davantage inscrite dans la culture du pays) ? Je n’en sais rien, et même je pense que personne, aujourd’hui, n’est en état de le savoir. « Le sophisme consiste à se demander si le jeu en valait la chandelle », écris-tu. Mais, outre que je n’ai jamais posé la question en ces termes, je vois mal comment une question peut être un sophisme. N’a-t-on pas le droit de s’interroger ? D’où tiens-tu, toi, cette certitude que le confinement était la meilleure solution ? Tu as peut-être raison, et, encore une fois, je n’ai jamais soutenu le contraire. Mais j’ai bien le droit de m’interroger, non ?

Soyons plus précis. La seule chose contre quoi je me sois rebellé, c’est l’idée, qui fut un temps proposée par plusieurs médecins, que les plus de 65 ans seraient autoritairement confinés plusieurs semaines ou plusieurs mois que les autres. J’y ai vu une injustice inutile. Car les plus vieux ne sont pas plus contagieux, ni donc plus dangereux pour les autres, que les plus jeunes : ils sont simplement plus fragiles. Et l’idée qu’on prétende m’enfermer pour mon bien m’a paru en effet fort inquiétante. Je n’avais pas forcément tort, puisque le gouvernement, très vite, y a renoncé.

Quant au confinement en lui-même, j’étais certes réservé, mais avec un sentiment trop grand de mon incompétence pour que je m’autorise à le condamner. Je disais même, dans l’entretien au Point, que le confinement, dans l’état d’impréparation qui était le nôtre, était « sans doute nécessaire ». Compter sur la seule « immunisation collective » ? Cela se serait payé, disais-je, « de plusieurs centaines de milliers de morts, rien qu’en France, et aucun gouvernement démocratique ne pouvait s’y résigner » (entretien dans La Semaine). J’en suis à peu près au même point aujourd’hui. Plusieurs pays, face à cette pandémie, ont mieux réussi que nous, avec un confinement moins strict, moins long ou économiquement moins destructeur. Parce qu’ils étaient mieux préparés ? C’est probable. Parce que le confinement, tel que nous l’avons appliqué, n’était pas la meilleure solution ? C’est possible, sans que je me sois jamais autorisé – faute de savoir ce qu’il en était – à l’affirmer. Je me suis contenté, puisqu’on m’interrogeait, de faire état de ma perplexité de citoyen et, j’y reviendrai, de mon inquiétude de père de famille. On n’a pas le droit d’être perplexe et inquiet ? Ou pas le droit de le dire ? Mais alors on tombe dans ce que j’ai appelé le « sanitairement correct » (au sens où l’on parle du « politiquement correct ») : à écouter les médias, spécialement télévisuels, j’avais le sentiment qu’il y avait des choses qu’on n’avait plus le droit de dire, des questions qu’on n’avait pas le droit de poser, et cela m’a paru inquiétant pour notre démocratie. J’ai donc décidé, lorsqu’on me sollicitait (ou plutôt les rares fois où j’ai accepté cette invitation), de ne cacher ni mes doutes ni mon inquiétude. J’ai d’ailleurs reçu des dizaines de mails de remerciements (beaucoup plus que cela ne m’était jamais arrivé), dont plusieurs venant de médecins, qui me félicitaient presque tous pour mon « courage ». Cela en dit long sur le climat de l’époque ! Qu’on puisse parler de courage pour quelqu’un qui s’interroge et s’inquiète ! J’ai aussi reçu quelques mails d’injure (les seuls auxquels je n’ai pas répondu), et quelques critiques raisonnables, voire amicales, comme sont les tiennes, dont je te remercie. Si j’ai brisé un peu le ronron médiatique qui régnait alors, cette avalanche de bons sentiments, de « compassion obligatoire » et d’ « intimidation morale » (comme a dit récemment Marcel Gauchet dans un entretien du JDD), je comprends que cela puisse choquer mais ne m’en repens aucunement.

Revenons au fond. La vérité, me semble-t-il, c’est qu’on ne pourra faire le bilan que dans plusieurs mois, voire dans quelques années, quand toutes les données seront à peu près connues, concernant bien sûr le nombre de morts, mais aussi le coût économique, social, humain (qui fut parfois dramatique) du confinement. Faute de pouvoir trancher, et n’ayant d’ailleurs pas à le faire (j’ai toujours dit que la décision relevait de nos élus, non des médecins ni encore moins des philosophes), j’ai donc, pour ma part, appliqué scrupuleusement le confinement et invité tous nos concitoyens – dès lors que les autorités de la République en avaient décidé ainsi – à en faire autant. Tu peux vérifier : c’est ce que j’ai dit expressément dans chacun des quatre entretiens que tu évoques. Mais obéir, en bon républicain, n’interdit pas de réfléchir, ni de discuter, ni de s’inquiéter.

Venons-en à la dimension individuelle. S’agissant non plus de santé publique mais de la mienne (« la mort à la première personne », comme tu dis), je devais bien constater que je ne ressentais aucunement, et même ne comprenais guère, l’extrême inquiétude qui s’emparait – y compris chez plusieurs de mes amis – de la population. C’est pourquoi j’ai rappelé ce taux de létalité, que les experts, aujourd’hui, semblent fixer à 0,5 ou 0,7 %. Tu me dis que ce taux n’a pas de signification intrinsèque, qu’il dépend « de tas de facteurs, les uns endogènes, les autres exogènes ». Je te l’accorde, mais cela ne l’annule aucunement. Si j’ attrape le virus (ou plutôt s’il m’attrape !), j’aime mieux que son taux de létalité soit de 0,7 % que de 30 % ! Encore une fois, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas se protéger et protéger les autres, appliquer les « gestes barrières », etc. (ce que je fais moi-même strictement : je n’ai pas échangé une seule poignée de main depuis plus de deux mois), mais cela devrait, me semble-t-il, relativiser fortement, à l’échelle individuelle, la peur que ce virus peut susciter. Question de sensibilité, pour une part, autant ou plus que de philosophie. Il se trouve que je suis un anxieux : mille choses m’effraient. Mais la mort, de moins en moins ! Et cette mort-là (le covid-19), pas plus qu’une autre. Pourquoi devrais-je le cacher ? Je dis donc, parce que c’était vrai, que je craignais davantage d’être atteint par la maladie d’Alzheimer (que je connais bien : mon père en est mort, ma belle-mère vient d’en mourir, durant le confinement, dans un EHPAD) que par le SARS-CoV-2, et même – puisqu’il faut bien mourir de quelque chose – que d’en décéder. Il y a chaque année, en France, 225 000 nouveaux cas d’Alzheimer. Nul ne choisit ses peurs. Mais le fait est que je trouve ça plus effrayant que le covid-19. Taux de guérison d’Alzheimer : 0%. Taux de guérison du covid-19 : 99 % (plutôt 94 % à mon âge, et encore 89 %, semble-t-il, après 80 ans). Dans le climat effrayé de l’époque, il m’a paru légitime de rappeler qu’il y avait pire, dans le monde et dans la vie, qu’une épidémie de covid-19, laquelle en effet (je trouve étrange que tu me reproches la formule, pourtant évidemment vraie) « n’est pas la fin du monde ».

Surtout je rappelai – idée bien avérée dans la tradition – qu’il n’y a pas de sagesse sans acceptation de la mort. Je citai Montaigne : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. » J’en tirai la conclusion que la médecine est là pour nous soigner, quand c’est nécessaire, pour nous guérir, quand c’est possible, mais pas pour nous empêcher de mourir, projet fou qui voue la médecine à l’échec et nos systèmes de santé à la pénurie. De là cette formule que j’ai utilisée, dans l’entretien du JDD, et que j’assume : « J’ai deux nouvelles à vous annoncer, une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c’est que nous allons tous mourir. La bonne, c’est que l’énorme majorité d’entre nous mourra d’autre chose que du coronavirus ! » Ce n’était pas un calcul des probabilités, cher Jean-Pierre, juste une façon de mettre la peur à distance. Je citai à nouveau Montaigne, dans ce qui est peut-être la phrase de lui que je préfère : « Je veux qu’on agisse, et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » Et je concluais : « Je souhaite à vos lecteurs un confinement nonchalant et actif ! […] Se laver les mains, c’est très bien, mais cela ne tient pas lieu de sagesse. Rester chez soi, c’est encore mieux, mais cela ne dispense pas de prendre un peu de recul, de garder un peu de lucidité et, osons le mot, d’humour. » Je ne vois pas le moindre sophisme là-dedans, juste une façon de modérer cette peur qui montait de partout et que, pour ma part, je ne ressens toujours pas.

Je la ressentais d’autant moins que mes enfants, qui sont de jeunes adultes, étaient par là, si l’on se fie aux statistiques, moins exposés que moi à une forme grave de la maladie. Pour le père de famille anxieux que je suis, c’était évidemment une bonne nouvelle ! J’ai le sentiment que ce qui t’a le plus choqué (ou « atterré », comme tu dis dans ton mail), parmi les propos que j’ai tenus, c’est l’idée que si tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, ce que ni toi ni moi ne contestons, il n’en reste pas moins qu’à mes yeux, comme je le disais dans l’entretien du Point, « toutes les morts ne se valent pas : il est plus triste de mourir à 20 ou 30 ans que de mourir après 60 ans (ce qui est le cas de 95 % des décès liés à cette pandémie) ». La plus ou moins grande tristesse d’une mort est évidemment une donnée subjective, une question de « sensibilité », comme tu dis à juste titre, et rien ne nous oblige à avoir la même. Il me semble pourtant qu’il existe une espèce de consensus, largement répandu, pour considérer qu’en effet la « mort prématurée » (comme disait Camus dans Le Mythe de Sisyphe) a quelque chose de plus douloureux ou de plus injuste (par le « manque à gagner », disait Camus, qu’elle suppose) qu’une mort qui advient dans le grand âge. Pour ce qui me concerne, j’avais beaucoup plus peur de la mort à 20 ans qu’aujourd’hui, et pour d’excellentes raisons : j’avais beaucoup plus à perdre ! Tu me dis que « la mort d’un aîné, d’un père, d’une mère, de grands-parents » peut être « dans la vie d’un être un drame épouvantable ». Crois-tu vraiment que je l’ignore ? Je n’en continue pas moins de penser – et beaucoup de gens l’ont dit avant moi – qu’il est encore plus cruel, pour un adulte, de perdre un enfant que de perdre son père ou sa mère. Je parle d’expérience (mon premier enfant, une fille, est morte à six semaines, d’une méningite foudroyante), ce qui bien sûr ne prouve rien, mais il est vraisemblable que cela (qui accentua mes angoisses de père, concernant les trois enfant qui naquirent par la suite) me rend particulièrement sensible à la question de l’âge du décès. Chacun son chemin et ses deuils… Toute mort est triste, mais, me semble-t-il, inégalement. Par exemple, je ne puis m’empêcher de penser que la récente pandémie, quand bien même elle aurait fait autant de morts (50 millions !), serait quand même beaucoup moins grave que la grippe espagnole de 1918-1919 : parce que 95 % de ses victimes ont plus de 60 ans, alors que la grippe espagnole tuait surtout de jeunes adultes (entre 20 et 40 ans, avec un pic de mortalité autour de la trentaine).

Tu as bien sûr le droit de ne pas ressentir les choses de la même façon, mais je te trouve bien sévère, et même bien injuste, quand tu me juges « très dur avec les vieux », comme si j’étais indifférent à leur sort. Il n’en est rien. D’ailleurs pourquoi serais-je indifférent au sort de gens dont je fais partie ? Je ne pousse pas l’altruisme si loin ! Simplement je suis père de famille, comme toi, et plus inquiet pour la santé de mes enfants que pour la mienne, et plus horrifié par une mort prématurée que par une mort dans le grand-âge. Encore une fois, je pense que cela tient plus à la sensibilité qu’à la raison. Mais que vaudrait un raisonnement qui ne tiendrait aucun compte des sentiments ?

L’idée – pourtant bien banale dans le monde médical, et pas seulement aux Etats-Unis – de prendre en compte « le nombre d’années de vie sauvées » (plutôt que le nombre de vies) te « fait horreur », dis-tu. Là encore, je crois que c’est une question de sensibilité plus que de raisonnement, et je respecte la tienne. Quant à moi, cette approche conséquentialiste, dans les limites qui sont les siennes (elle relève de l’efficacité plus que du devoir ou des sentiments), ne me fait pas horreur. Il faut bien sûr souhaiter que la question du « tri » ne se pose pas (c’était l’un des enjeux majeurs du confinement, et ce fut l’une de ses réussites). Mais, si elle se pose, ou lorsqu’elle se pose, il me paraît difficile ne pas tenir compte aussi de ce critère, qui n’est jamais le seul et jamais suffisant, mais qu’il faut bien, en situation de pénurie, intégrer à l’ensemble des données permettant de prendre une décision moralement et médicalement acceptable. D’ailleurs, plusieurs médecins anesthésistes ou réanimateurs m’ont écrit qu’ils en tenaient en effet compte, dans certaines circonstances, et bien avant le covid-19.

J’arrive encore moins à te suivre quand tu écris : « La principale justification que tu donnes de tes choix éthiques, c’est la fierté que tu éprouves d’être prêt à te sacrifier ». Mais qui a jamais parlé de fierté ? Quant à l’éventuel sacrifice, quand je l’ai évoqué, c’est de façon plutôt impersonnelle, moins me concernant personnellement que concernant en général les rapports parents-enfants et la solidarité intergénérationnelle. De là ce passage, que tu cites, de mon entretien avec notre ami Francis Wolff : « C’est une solidarité ordinairement asymétrique, et qui doit l’être. Je préfère que les parents se sacrifient pour leurs enfant, comme c’est la règle, plutôt que l’inverse ! Qui d’entre nous ne donnerait pas sa vie pour ses enfants ? Qui accepterait qu’ils donnent la leur pour sauver la nôtre ? » À quoi tu objectes curieusement le Code civil (comme s’il était une norme absolue, en matière de morale !) et surtout, ce qui me sidère, que, en cas de guerre, « ce sont les jeunes que les vieux envoient au casse-pipe, et non pas l’inverse ». Drôle d’argument ! À supposer que ce soit possible, ne crois-tu pas que la plupart des parents ou grands-parents de soldats préféreraient mourir au combat, lorsque la question se pose, plutôt que voir leurs enfants ou petits-enfants aller « au casse-pipe », comme tu dis ? En tout cas, pour ce qui me concerne, je n’hésiterais pas une seconde, et pas par fierté ou goût du sacrifice, mais simplement par amour, comme n’importe quel père ou mère, et aussi, je n’y reviens pas, parce qu’il me paraît évident (je t’accorde que ce n’est qu’une évidence affective, donc subjective, non une évidence logique) qu’il est moins triste de mourir à mon âge qu’à celui de mes enfants.

Tu ne le sais sans doute pas. Un de mes fils a souffert, il y a quelques années, d’un cancer du cerveau gravissime, dont il est heureusement guéri (vive les progrès de la médecine ! « Dix ans plus tôt, m’a dit le Professeur Agid, il serait mort ! »). J’étais bien sûr effondré d’angoisse et de chagrin. Je lui dis, quelques jours après avoir appris la chose : « J’aurais tellement préféré que cette horreur tombe sur moi, plutôt que sur toi ! » Mon fils m’a répondu simplement : « Moi aussi, j’aurais préféré que ça tombe sur toi plutôt que sur moi. » J’ai trouvé ça très normal, et même très sain. Voilà, en gros ce que j’appelle l’asymétrie dans les rapports familiaux, aussi bien concernant la solidarité que, bien souvent, la vie affective. Que les parents ou grands-parents aiment ordinairement leurs enfants ou petits-enfants davantage que ceux-ci ne les aime, cela ne me choque pas, bien au contraire, et même me rassure. S’il fallait qu’ils se fassent autant de soucis pour nous que nous nous en faisons pour eux, la vie deviendrait vraiment trop difficile !

C’est où l’on rejoint la question économique, sur laquelle je vais terminer. Il était clair, dès le départ, que le confinement allait coûter extrêmement cher. Ce n’était pas une raison pour le condamner, ce que je n’ai jamais fait, mais méritait, m’a-t-il semblé, qu’on y réfléchisse. Or à l’époque, je veux dire en mars-avril (c’est moins vrai aujourd’hui), cette question semblait taboue : quand des vies sont en jeu, pas question de parler d’argent ! Aussi ne voyait-on, sur nos écrans de télévision, que des médecins, se succédant à longueur d’émissions, pratiquement jamais d’économistes. Je m’en suis étonné, et je continue de penser que j’avais raison. De là ce que je disais, par exemple, dans le débat avec Francis : « Sacrifier la santé à la rentabilité ? Il n’en est pas question ! Mais pas question non plus de sacrifier l’économie à la santé : on meurt plus vite de faim que de maladie. La médecine coûte cher. Elle a donc besoin d’une économie performante. » Je ne vois pas bien ce qu’il y avait là de scandaleux, ni même de condamnable. Je l’ai dit bien souvent, quand j’étais membre du Comité consultatif national d’éthique, et aucun de mes collègues, sur ce point, ne m’a donné tort : « Il n’est pas contraire à l’éthique de parler d’argent en matière de santé. Il est contraire à l’éthique, dans ces domaines, de ne jamais parler d’argent. » L’ai-je trop fait ? Tu peux le penser. Mais enfin j’ai lu il y a peu, dans Le Monde, que la FAO a calculé que 14,4 millions de personnes supplémentaires tomberont dans la sous-alimentation si la récession globale, liée au confinement, est de 2 %, qu’elles seront 38,2 millions si la contraction atteint 5 %, et jusqu’à 80,3 millions pour une récession de 10 %. Qu’en sera-t-il ? Je ne sais. Mais les économistes nous annoncent « une récession sans précédent » (Le Monde daté du 15 Mai). Et on n’aurait pas le droit de s’inquiéter des conséquences économiques de ce confinement quasi planétaire ? Encore une fois, cela ne suffit pas à le condamner. Mais enfin il est difficile, lisant ces chiffres, de ne pas s’inquiéter ! D’autant plus que, là encore, la double dimension générationnelle et affective entrait en jeu. Car le confinement visait surtout à protéger les plus vieux (moyenne d’âge des décès du covid, tel qu’il était annoncé à l’époque : 81 ans), alors que le coût économique allait peser davantage sur les plus jeunes (notamment par l’augmentation, vraisemblablement très forte, du chômage). J’ai donc dit naïvement ce que je ressentais, et continue de ressentir : je me fais plus de souci pour l’avenir de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire. Je comprends très bien que tu ne sois pas d’accord avec moi, mais je m’étonne que tu sois à ce point « déçu et atterré » par ce que j’ai dit et que je continue, même après t’avoir lu, de penser.

Voilà, cher Jean-Pierre, pardon d’être trop rapide, mais c’est un sujet, contrairement à ce que tu sembles croire, qui ne me passionne aucunement (si j’y ai mis de la passion, c’est en tant que père de famille, non parce que le sujet ferait partie de mes priorités intellectuelles). Au reste, comme je l’ai déjà dit, on ne pourra vraiment dresser le bilan que dans plusieurs mois ou années. Mais je ne voulais pas attendre pour te remercier de ta lettre, essayer d’y répondre en vitesse, et t’assurer de ma fidèle amitié.

André

André COMTE-SPONVILLE