Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.
3 / LE RHINOCEROS DE DÜRER
Dans ces chroniques du Chardonneret confiné, je ne vous parlerai pas que d’animaux, promis, c’est un peu lié aux idées, à l’humeur, au plaisir. J’ai de nombreux projets, si toutefois le Dragon chinois cracheur de postillons vénéneux m’en donne le temps.
Tous les amateurs d’art connaissent les qualités du grand Albrecht Dürer (1471-1528), natif de Nuremberg. Dans sa ville, où il est aussi décédé, on peut encore visiter sa maison et son atelier, avec les réserves habituelles sur l’authenticité de certains objets présents. Mais, le lieu est attachant, on pense avec émotion à l’homme qui a vécu dans ces murs. La maison a failli disparaître pendant les bombardements aériens des Alliés de 1944, une bombe est venue se loger sous la maison de Dürer, sans exploser. Dürer méritait cette protection des dieux.
Parmi les quelques œuvres exposées, trop peu, il y a des gravures nombreuses. Dürer a été un grand graveur, sur bois, sur fer, sur cuivre, avec une maestria qui enchante encore nos yeux pourtant saturés d’images. Faire sortir un monde de formes avec, par exemple, un simple burin qui entame une encoche, puis un trait continu dans la plaque de cuivre, quand c’est de la taille directe, c’est un métier admirable et qui ne pardonne aucun repentir, aucune faiblesse de la main et de l’œil ! Il faut savoir où l’on va sur la plaque et « voir » avant, mentalement, quel sera le tracé nécessaire. C’est moins dur pour la gravure sur bois, la xylographie, il y a moins de résistance de la matière mais, la justesse du trait, la conduite de l’outil qui trace dans le bois, trace plus ou moins fine, plus ou moins profonde, pour prendre plus ou moins d’encre, la maitrise du tracé sont aussi compliquées dans la gravure sur bois.
Dürer, un jour de 1515, a entrepris de tracer un rhinocéros ! Drôle d’idée quand on habite en Bavière, où l’animal en question n’est guère fréquent dans les forêts locales au début du 16èmesiècle !!! Il dessine un premier rhinocéros mais étudié à partir de quelle documentation ? A partir de quelle motivation ? C’est une longue histoire…
Albrecht Dürer, « Rhinoceron », 1515, plume et encre bistre sur papier, 27,4×42, British Museum, Londres.
Il nous faut remonter à l’origine de l’histoire qui commence loin de la Bavière, en Inde en 1514.
Une expédition portugaise tente d’établir de petits comptoirs sur les côtes de l’Inde, ils y réussiront car pendant longtemps les Portugais auront des ports qu’ils contrôleront. Le gouverneur portugais de Goa envoie des émissaires au Sultan de Cambay (le Gujarat actuel),afin de solliciter une installation d’un fort portugais. Le sultan refuse, mais offre un ensemble de présents, afin de se mettre au mieux avec les militaires portugais (on ne sait jamais, diplomatie oblige). Ces présents sont destinés au Roi du Portugal Manuel 1er (1469-1521). Parmi les présents somptueux, il y a un rhinocéros, vivant bien sûr, et le Sultan a fourni le gardien-nourrisseur qui va avec la bête (mais lui ne compte pour rien, c’est certainement un intouchable). Le rhinocéros est un spécimen asiatique qui est différent du rhinocéros africain. L’asiatique n’a qu’une corne sur le nez alors que l’africain en a deux, il n’a pas la même peau, bref il est différent ! (Voilà où mène l’histoire de l’art !). La bête est chargée sur un bateau portugais dans le port de Goa en janvier 1515, quatre mois plus tard il arrive à Lisbonne. La pauvre bête est restée quatre mois dans la cale, dans un enclos renforcé, attachée par des chaînes aux pattes. Elle était nourrie, nous dit-on, de paille, de foin et de riz, le tout renouvelé aux escales.
Le bateau arrive à Lisbonne le 20 mai1515. Le rhinocéros est l’attraction, et il est conduit dans la ménagerie du Roi, elle contenait déjà des bêtes exotiques comme des singes, des oiseaux, des fauves. C’était le premier rhinocéros visible en Europe depuis l’antiquité romaine, peut-être depuis 12 siècles. On sait que dans les combats d’animaux dans les colisées ou amphithéâtres, il y avait des rhinocéros. Voici ce qu’en dit Pline l’Ancien :
« Dans les mêmes jeux on montra aussi le rhinocéros qui porte une corne sur le nez ; on en a souvent vu depuis : c’est le second ennemi naturel de l’éléphant. Il aiguise sa corne contre les rochers, et se prépare ainsi au combat, cherchant surtout à atteindre le ventre, qu’il sait être la partie la plus vulnérable. Il est aussi long que l’éléphant ; il a les jambes beaucoup plus courtes, et la couleur du buis ».
Pline l’ancien (23-79 ap JC, histoire naturelle (77 ap JC)
« La grande chasse », mosaïque vers 320-360 ap JC, Villa du Casale, Piazza Armerina, Sicile.
C’étaient bien sûr des rhinocéros africains. Il serait intéressant de savoir comment ils étaient acheminés d’Afrique jusqu’en Sicile, à Rome ou dans d’autres villes de l’Empire, dans quelles conditions. C’était quand même un exploit !
Bref, le rhinocéros de Lisbonne, en 1515, était probablement le premier visible en Europe depuis 12 siècles. Il était devenu une bête mythique, puisque personne n’en avait vu et il y avait des représentations fantaisistes. On le confondait avec la Licorne, elle aussi unicorne mais relevant plutôt de l’antilope ou du cheval selon les représentations fantasmées. C’était un évènement à voir : un rhinocéros, un vrai. Les curieux accouraient à la ménagerie, des dessins de la bête furent faits ainsi que des descriptions. C’est un dessin, et semble-t-il un commentaire, joint, qui circulèrent jusque vers l’Allemagne et que Dürer put voir.
Un médecin florentin Giovanni Giacomo Penni, présent à Lisbonne, en avait fait un dessin et un texte dans lequel il décrivait l’arrivée de la bête. Le dessin est assez pittoresque et simpliste, mais il faut dire que la bête était surprenante avec sa carapace comme une armure et l’aspect tombant de sa peau. On note, dans le dessin approximatif de Penni, que les pattes avant sont attachées.
Giovanni Giacomo Penni, « Rhinocéros de Lisbonne », 1515
On peut penser que Dürer a eu en mains un témoignage plus fiable, plus fouillé que celui de Penni.
L’ami de Dürer, Hans Burgkmair (1473-1531), qui travaille à Augsbourg, assez proche de Nuremberg, fait lui aussi la même année 1515, un dessin puis une gravure inspirés par le rhinocéros de Lisbonne :
Hans Burgkmair, « Rhinocéros », 1515, gravure sur bois, Albertina de Vienne
Burgkmair en fait une bête tachetée et moins précise que Dürer. S’il a vu l’aspect des plaques de la peau qui font que la bête semble « articulée », il en rend un aspect, certes pesant, mais mou.
Dürer tire de son dessin, lui aussi, une gravure sur bois qui est d’une toute autre maitrise.
Albrecht Dürer (1471-1528), « Le Rhinocerus de Lisbonne », 1515, xylographie sur papier, 21,4×29,8.
Le dessin est reporté sur le bois, puis gravé à la pointe et au burin, ensuite le tirage de la gravure fait que le sens est inversé sur la feuille par rapport au dessin initial. L’écriture doit être gravée à l’envers pour qu’elle s’imprime à l’endroit au moment du tirage. Il faut croire que Dürer était satisfait de son rhinocerus (en latin), pour qu’il en tire des gravures et qu’il les diffuse avec grand succès. Elles circulent très vite en Europe. On a plein d’exemples, en ce début du XVIème siècle, de diffusions intenses et rapides de gravures, moyen commode pour la propagation peu chère des images. D’ailleurs, les Protestants autour de Luther et de Cranach, feront de la gravure un usage efficace de propagation de leur foi et de la mise en question de la Papauté romaine.
Dürer rend bien l’aspect de carapace de la peau du rhinocéros, par plaques articulées, comme une armure. A Nuremberg on travaillait le métal, c’était une spécialité de la ville : les armes et les armures. Il a quasiment équipé son animal d’une armure semblable à celle des militaires. Les dessins sur le métal, comme guillochés, font penser à la carapace des tortues. Les pattes, non entravées, sont recouvertes d’écailles comme celles des tortues. Dürer a rajouté sur le dos une corne supplémentaire et torsadée comme on en montrait pour les Licornes et celles des Narvals. Sur sa gravure, il reprend le texte de son premier dessin, qui se traduit ainsi :
« En l’année 1513 (il se trompe dans sa gravure alors que c’est 1515), après la naissance du Christ, on apporta de l’Inde à Emmanuel, le grand et puissant roi de Portugal, cet animal vivant. Ils l’appellent rhinocéros. Il est représenté ici dans sa forme complète. Il a la couleur d’une tortue tachetée, et est presque entièrement couvert d’épaisses écailles. Il est de la taille d’un éléphant mais plus bas sur ses jambes et presque invulnérable. Il a une corne forte et pointue sur le nez, qu’il se met à aiguiser chaque fois qu’il se trouve près d’une pierre. Le stupide animal est l’ennemi mortel de l’éléphant. Celui-ci le craint terriblement car lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre. Face à un animal si bien armé, l’éléphant ne peut rien faire. Ils disent aussi que le rhinocéros est rapide, vif et intelligent ».
On voit, dans le texte que Dürer a gravé, qu’il reprend en grande partie celui de Pline l’ancien. La gravure a eu un réel succès en Europe, et on estime à plusieurs milliers sa diffusion du vivant de Dürer (Ce qui me paraît beaucoup pour l’époque, le bois original ne peut pas supporter de tels tirages et il devait y avoir beaucoup de copies). Mais la redécouverte de l’allure d’une bête qui évoquait presque la préhistoire du monde ne manquait pas d’éveiller les curiosités.
Revenons au destin de la brave bête qui en a vu de toutes les couleurs. Le roi Manuel 1er de Portugal a décidé d’offrir le rhinocéros au Pape Léon X, de la grande famille Médicis. Par une conception utile de la diplomatie, il était toujours bon de se mettre bien avec le Pape du moment.
On embarque le rhinocéros de nouveau dans une cage sur un bateau, et le voilà parti de Lisbonne en décembre 1515. Navigation avec quelques haltes dont une très importante à Marseille. François 1er, récent vainqueur à Marignan en septembre 1515 (Sa seule vraie victoire en fait de toute sa vie de roi !), se trouvait à Saint Maximin la Sainte Baume, en Provence ; il conçut l’idée de voir la bête extraordinaire dont on parlait tant. On le conduit à Marseille, on embarque pour l’îlot d’If où le bateau est amarré. Peut-être le rhinocéros avait-il été descendu pour profiter de l’air ? On le lui souhaite, mais je ne le sais pas. Bref, la rencontre entre un roi de France et un rhinocéros des Indes a lieu le 24 janvier 1516. Aucun peintre n’a immortalisé la scène, dommage. Une bête de la nature sauvage et une bête politique c’était à ne pas manquer.
Le bateau repart en faisant du cabotage. Malheureusement, une tempête se lève au large des Cinque Terre, après Gênes. Le bateau fait naufrage devant Porto Venere. Le rhinocéros enchaîné à fond de cale ne peut s’en sortir et se noie. Mourir devant le Port de Vénus, presqu’aux pieds de Vénus, pouvait apparaître comme mourir en beauté. Triste destin pour un rhinocéros du fond de l’Inde que de venir mourir noyé sur la côte de Ligurie, après des mois de navigation, enchaîné. Promeneurs des Cinque Terre, paradis touristique, devant vous, au fond de la mer se trouve un squelette inattendu de rhinocéros !
Un artiste contemporain, un américain s’est intéressé, 500 ans après le drame, à cette mort. Walton Ford, né en 1960 et travaillant à New York, est un spécialiste de l’aquarelle. Pas de la petite aquarelle intimiste : les siennes peuvent faire 2m x 3m et demander des mois d’exécution. Il a décidé de reprendre l’aventure du rhinocéros de Lisbonne pour en faire en 2008 une aquarelle sur papier de 2m50 de haut sur 3m75 de long en un triptyque, réalisation colossale !
Il a choisi le moment le plus spectaculaire : le naufrage et la bête se débattant.
Walton Ford (1960), « Le Rhinocéros de Lisbonne », 2008, aquarelle sur papier en 3 parties, 250×375
La peinture de Walton Ford est magnifique de puissance et de mouvement. Le rhinocéros est représenté grandeur nature au moment où, tirant sur les cordages, il n’arrive pas à sortir du navire quand l’eau commence à l’engloutir. C’est un travail pictural énorme que de faire une telle réalisation à l’aquarelle. Walton Ford est un spécialiste des animaux et des histoires extraordinaires qui leurs sont liées, en particulier dans la littérature des voyageurs du XVIIème au XIXème siècle.
Walton Ford a rendu hommage ainsi, 500 ans après Dürer, au « Rhinocéros de Lisbonne » et, du même coup, un hommage à Dürer qui, sans nul doute, aurait apprécié la performance.