Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.
2 / LA PIGEONNE DE RAPHAËL
Cette année, nous commémorons les 500 ans de la mort de Raphaël Sanzio, dit Raphaël, mort en 1520. Il était né en 1483 dans la belle petite ville d’Ombrie : Urbino. Ville que j’ai toujours adorée et dont le Palais Ducal conserve de grandes œuvres comme la « Flagellation du Christ » de Piero della Francesca. Raphaël a été un des grands noms de la Renaissance italienne, lui rendre hommage est justice. Il fait partie des peintres qui n’ont pas connu d’éclipse de renommée. De son vivant, il a eu du succès, au long des siècles qui ont suivi, les collectionneurs l’ont toujours recherché. Nous allons voir la passion d’un de ces collectionneurs.
Louis 1er de Bavière, de la grande famille régnante des Wittelsbach, est né en 1781 et a régné de 1825 à 1848, date à laquelle il a abdiqué. Il est mort à Nice en 1868 après une retraite de 20 ans, retraite de roi, en partie en Italie et sur la Côte d’Azur, ce n’était pas si mal. Ne pas confondre Louis 1er et Louis II de Bavière (1845-1886) qui était son petit-fils. Louis 1er était passionné dès sa jeunesse par les arts, passionné par l’Italie et la Grèce. Il a transformé une partie des monuments de Munich en cité « athénienne » et fait reconstruire quasi à l’identique la Loggia des Lanzi de Florence au centre de Munich. Il avait l’âme d’un collectionneur, de peintures et de sculptures mais aussi de maitresses. Combien de collectionneurs se sont perdus par leurs passions ! Lui sera obligé d’abdiquer suite aux excès d’une de ses conquêtes : Lola Montez (1821-1861). Je vous conseille de lire la vie de Lola Montez (ou Montès), une Irlandaise et fausse Espagnole, c’est un destin d’une audace formidable. Mais ce n’est pas elle la pigeonne, c’est plutôt Louis 1er le pigeon, cela lui a coûté son trône et une révolution à Munich en 1848.
Louis 1er a créé, entre autres monuments ou institutions, l’Alte Pinakothek de Munich, musée aux riches collections dont il a été le pourvoyeur généreux. On visite les collections toujours avec grand plaisir tant il y a de chefs-d’œuvre. Avant de régner, puis pendant son règne, il a acheté des œuvres, des collections entières quand elles étaient mises en vente par des collectionneurs. Il avait un conseiller compétent, dévoué et patient : Georges von Dillis. Ils souhaitaient tous les deux couvrir au mieux toutes les périodes de l’histoire de l’art. On trouve ainsi, à l’Alte Pinakothek de Munich des collections superbes de Primitifs flamands, des peintures remarquables de la Renaissance allemande ou des Rubens de premier plan.
Au XIXème siècle, une des peintures les plus renommées et recherchées était celle de Raphaël. Déjà, ses tableaux étaient rares sur le marché et les prix en étaient astronomiques. Une grande collection européenne qui se voulait de premier plan se devait d’avoir un Raphaël. Munich n’en avait pas. Louis, conseillé par Dillis, se met dans la tête d’en faire une acquisition.
Dillis part pour l’Italie et voici un extrait de ce qu’il écrit à Louis (c’est une lettre de 1808 et le Prince Louis n’est pas encore roi : il doit en passer par son père pour les achats) :
«Florence contient des trésors de la peinture classique. Dans aucune autre ville je n’ai encore trouvé autant de trésors artistiques secrètement cachés. La majeure partie des familles appauvries, sans vouloir le paraître, sont obligées de vendre les objets d’art qu’elles possèdent. Je me suis présenté comme un artiste suisse et marchand d’objets d’art (remarque : déjà être un Suisse offrait plus de garanties financières qu’être un Bavarois !). Toutes les portes se sont ouvertes, j’ai pu ainsi, en cinq jours, voir plus de six mille tableaux dans des maisons particulières. Je suis étonné de constater la richesse en objets d’art qui a pu être conservée là jusqu’à nos jours ».
Dillis exagérait peut être un peu, six mille œuvres en cinq jours, c’est l’indigestion qui guette, mais c’était pour éblouir son maître. Il décrit deux tableaux de Raphaël qu’il a dénichés : un autoportrait du peintre et une Madone à l’enfant. Louis est aux anges à la réception de cette dernière lettre. Il répond : « Je vous envoie une lettre de change de 24 000 florins rhénans (somme considérable), pour que vous achetiez à Florence le portrait de Raphaël peint par lui-même, puisque c’est un chef-d’œuvre tellement magnifique, absolument net et bien conservé…En aucun cas, ni à Rome, ni à Munich, personne ne doit être au courant ». Louis se méfiait d’un éventuel concurrent européen qui aurait pu lui soustraire « le trésor » sous le nez.
L’achat se fait, la peinture arrive en grand secret à Munich. On l’analyse, les professionnels munichois de l’art arrêtent leur décret : ce n’est pas un Raphaël, peut-être de la même époque par un proche de Raphaël, mais c’est peut-être aussi un faux ! Les Florentins ont dupé Dillis. La rumeur gronde, on aurait pu utiliser cette fortune à tant d’autres choses dans un royaume où tout n’est pas au mieux socialement. C’est un peu comme si, de nos jours, l’Etat avait acheté 20 millions d’euros une peinture, alors qu’il n’y a pas d’argent pour des masques ! C’est un peu le même effet, mais on est en royauté et l’entourage et le peuple n’ont pas leur mot à dire.
Louis est un peu penaud de cette aventure. Mais, un collectionneur c’est comme un joueur de casino : il repique à l’affaire. Georges von Dillis, le conseiller, l’expert un peu, beaucoup dupé, lui a dit qu’il y avait une superbe « Madone à l’enfant » de Raphaël dans la collection du Marquis Tempi à Florence ; on décide d’envoyer un émissaire se renseigner. Dillis propose un ami, le graveur Jean Metzger, attaché à la cour, qui est un artiste qualifié et dont l’œil est peut-être un peu plus sûr que celui de Dillis. Metzger s’installe à Florence. Il se renseigne, il comprend que la peinture sera difficile à obtenir. Dans sa correspondance avec Dillis et Louis, qui n’est encore que Prince héritier, il est convenu que pour rester discrets, secrets, la Madone de Raphaël sera appelée : « La Pigeonne ». On s’échange des lettres à son propos. Metzger écrit en 1809 : « Il est clair que la pigeonne avec le petit garçon ne pouvait être obtenue sans miracle divin », il ajoute dans une autre lettre : « Combien d’énergie il pouvait utiliser pour provoquer le miracle ? ». Le Prince Louis répond : « L’énergie pour la pigeonne avec le petit garçon peut s’élever à 20 000 florins, si c’est moins tant mieux, mais cela peut dépasser de quelques milliers si cela est nécessaire ».
Mais, malgré « l’énergie disponible », l’affaire n’est pas conclue. Elle traîne en longueur. Metzger se dépense sans compter pour se renseigner. Il corrompt le concierge de la famille Tempi, le concierge finit par dire, en 1811, que la famille ne vendra à aucun prix, car vendre un Raphaël c’est faire savoir aux yeux de tous et de Florence qu’on est dans la difficulté financière. Metzger était à Florence, tous frais payés depuis déjà 3 ans ! Metzger arrive à corrompre la maitresse du Marquis, une Signora Nencini et a l’espoir de faire avancer le destin de la pigeonne. Mais, la maitresse choisit la rente permanente du Marquis plutôt que le pourboire royal ponctuel ! Une femme raisonnable donc ! Metzger passe par l’avocat de la famille Tempi, ça n’avance pas. La famille Tempi qui a bien flairé la bonne affaire, laisse le temps travailler pour elle. Metzger, par hasard ( ?), rencontre un abbé confesseur de la famille, l’abbé est sensible aux aumônes. Il dit à Metzger : « Ça durera peut-être encore quelques années, mais après, ils seront comme les autres ». Les nobles florentins étaient pour la plupart désargentés et vivaient sur quelques rentes et beaucoup d’illusions. L’abbé ajoute que Vivant-Denon naguère, au nom de la France, avait fait une offre substantielle mais il n’avait pas réussi.
L’abbé confie un jour à Metzger: « Cher Ami, si vous désirez avoir cette pigeonne, tenez-vous tranquille et restez attentif, pour le moment toute peine serait perdue ; cependant faites savoir à cette famille que vous êtes à tout moment prêt à l’acheter, le moment viendra où elle volera vers vous et se posera dans vos mains ». On fait une proposition aux Tempi. Metzger et le Prince Louis sont sur les dents, l’affaire peut se conclure. Metzger est resté à attendre le vol de la pigeonne vers lui encore…12 ans ! Il vivait toujours tous frais payés à Florence.
En 1824, Metzger pense que c’est imminent, ainsi que son royal correspondant, qui devient enfin roi en 1825. Les Tempi ont fait savoir qu’ils étaient prêts à vendre. Las, il faudra attendre encore jusqu’en 1828. Metzger avait mis le personnel de la maison Tempi dans sa poche, tous étaient plus ou moins corrompus, tout cela pour une « pigeonne » qui ne voulait pas sortir du nid ! Le 8 février 1828, le contrat est enfin signé. La pigeonne s’envola quelquetemps plus tard vers Munich et l’Alte Pinakothek, où elle se trouve toujours. Les spécialistes munichois décidèrent qu’elle était bien de Raphaël. Mais, depuis l’affaire du faux autoportrait de Raphaël, Louis était devenu Louis 1er Roi de Bavière, ce qui peut aider pour orienter les certificats d’authenticité. Il est vrai que ce n’est pas ce que Raphaël a fait de mieux, mais c’est du Raphaël !!!
La morale plaisante de cette histoire : Jean Metzger, graveur de son état, a vécu 20 ans à Florence, de 1808 à 1828, en ne faisant pas grand-chose, aux frais de la royauté bavaroise, avec des moyens substantiels, dans un temps où il n’y avait aucun touriste dans les rues pour vous gâcher la vie, mis à part quelques Anglais qui faisaient le grand tour.
Gilbert Croué, le 26 Mars 2020