UN WEEK-END DE PHILO POUR TOUS

Françoise Dastur professeur honoraire de philosophie, propose, en collaboration avec l’association « ARTE-FILOSOFIA » et la municipalité de ST PONS un 9ème séminaire annuel de trois jours pendant le week-end de Pentecôte avec la collaboration d’autres intervenants.

En 2017 le séminaire a pour titre :

L’AUTRE, L’ETRANGER, L’ENNEMI

La question des rapports avec autrui se pose pour chacun de nous dans la vie quotidienne et elle devient une question cruciale lorsqu’il s’agit des rapports que nous pouvons entretenir avec ceux dont nous ne comprenons immédiatement ni la langue ni le comportement et qui sont donc pour nous l’exemple même de ce qui est radicalement autre, de sorte qu’ils peuvent parfois prendre pour nous la figure de l’ennemi. C’est cette question qui sera l’enjeu de ce séminaire, avec les interventions de Yvan GASTAUT, historien, Maître de conférences à l’Université de Nice (laboratoire URMIS), de Nordine NABILI, journaliste et Professeur à l’Université Cergy-Pontoise et de Tristan STORME, Maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Nantes et membre du laboratoire Droit et changement social et en présence de Pierre-Henri TAVAILLOT, philosophe, Maître de conférences à l’Université de Paris IV, de Philippe CABESTAN, philosophe, professeur en classes préparatoires au Lycée Janson de Sailly, répondants, et de François LAPEROU (fondateur d’ArteFilosofia), modérateur.

Texte intégral de l’intervention de

Françoise DASTUR

 Altérité, étrangeté, hostilité

 

La question des rapports avec autrui se pose pour chacun de nous dans la vie quotidienne, et elle devient une question cruciale lorsqu’il s’agit des rapports que nous pouvons entretenir avec ceux dont nous ne comprenons immédiatement ni la langue ni le comportement, et qui sont donc pour nous l’exemple même de ce qui est radicalement autre. C’est donc, avant même de nous pencher sur la question de nos rapports avec l’étranger, celles de nos rapports avec les autres en général qu’il s’agit de poser. Au IVe siècle avant J.-C., Aristote, le fameux philosophe grec, qui a consacré tout un traité à la Politique, a nommé l’homme « un animal politique » et déclarait que « celui qui est sans cité, est par nature et non par hasard, un être ou dégradé ou supérieur à l’homme ». Il voulait dire par là que l’être humain ne peut se développer que dans le cadre de la cité, la polis, et que c’est donc de ses rapports avec les autres que dépend non seulement sa survie, mais aussi l’épanouissement de ses capacités spirituelles. C’est la raison pour laquelle il donnait à l’amitié, la philia, une importance considérable et voyait en elle la vertu politique cardinale : « Nous considérons l’amitié  comme le plus grand bien pour les cités (car elle est le meilleur moyen d’éviter les dissensions) et Socrate loue tout particulièrement l’unité de la cité : on y voit — et lui-même le dit expressément — l’œuvre de l’amitié ». Et il soulignera de même, dans l’Ethique à Eudème, que : « L’œuvre du politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié ».  Aristote insistait sur le fait que la polis, la cité est par nature une pluralité, qui a besoin de la différence de ses membres et ne veut pas que les individus qui la composent soient tous identiques (Éthique à Eudème , VII, 1, 1234b). Notons cependant que cette philia exclut non seulement les femmes et les étrangers, les métèques, mais aussi les esclaves, l’institution de l’esclavage étant soutenue par Aristote qui dans sa Politique définit l’esclave comme un bien possédé par un propriétaire et comme un simple instrument.

L’amitié s’adresse donc à ceux qui partagent avec nous les us, les coutumes et le langage de la communauté politique à laquelle nous appartenons, elle est, pourrait-on dire, l’amour du prochain, de celui qui partage notre espace de vie et que nous considérons comme notre égal. Qu’en est-il maintenant de notre rapport au lointain, à l’étranger, à celui qui vient d’ailleurs et dont nous ne comprenons ni les mœurs ni la langue ? Ceux-là les Grecs de l’époque  classique les nommaient des « barbares », précisément parce que leur langue leur apparaissait comme un babil inintelligible. Il ne s’agissait donc pas à l’origine d’un terme péjoratif, puisqu’il servait à désigner les Egyptiens et les Perses, peuples aussi hautement civilisés que les Grecs. Mais ce terme a été utilisé par la suite, à partir du moment où l’empire romain a eu à faire face aux invasions des Vandales et des Huns, pour traduire à la fois le mépris qu’on a pour l’étranger et la crainte qu’il inspire.  Celui que l’on nomme alors « barbare », c’est donc celui qui est perçu comme l’ennemi de la communauté à laquelle on appartient, ce qui faisait dire à Montaigne, dans le chapitre qu’il consacre, dans les Essais, aux cannibales : « Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

Claude Lévi-Strauss, le célèbre anthropologue français, a repris cette même idée dans Race et histoire, l’essai qu’il publie en 1952, où il déclare : « En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus ‘sauvages’ ou  ‘barbares’ de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».

Montaigne, quant à lui, a vécu en cette fin du XVIe siècle qui fut non seulement l’époque des guerres de religion entre catholiques et protestants qui ont ravagé la France entre 1562 et 1598 et dont on sait qu’elles firent un nombre considérable de victimes, mais aussi celle de la découverte du « nouveau monde », où la question du rapport à autrui et à l’étranger va commencer à devenir pour les philosophes une question cruciale. La tâche essentielle, selon la philosophie antique, consistait à permettre aux individus d’accéder tous à la même vérité universelle. Cela impliquait certes, comme le montre bien la philosophie platonicienne, la prise en compte de la pluralité des points de vue dans le dialogue philosophique. Mais comme la vérité était considérée comme indépendante des opinions individuelles, il s’agissait précisément de dépasser celles-ci. Il en va tout autrement à partir du moment où le vrai n’est plus considéré, de manière métaphysique, comme une essence intemporelle située dans le ciel des idées et qu’il est mis en connexion avec l’expérience concrète et la conscience individuelle. C’est ce qui a lieu au début de la philosophie moderne, où il s’agit de prendre en considération la diversité irréductible des « conceptions du monde » que la découverte d’autres civilisations et d’autres formes d’humanité a mise en évidence. Montaigne, et après lui, Pascal s’en font l’écho, soulignant tous deux la relativité des mœurs et des lois. Montaigne s’exclame en effet : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? » Et Pascal, un siècle plus tard renchérit :« Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».

Ce que la modernité découvre ainsi, c’est la dépendance de la vérité par rapport au sujet. Il n’est donc plus possible, comme c’était le cas auparavant, de simplement admettre l’existence d’autrui, il faut encore reconnaître qu’autrui, s’il est semblable à moi, fait lui aussi une expérience singulière du monde à laquelle je n’ai pas accès.

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Amitié et inimitié, ce sont là deux manières de se rapporter à autrui qui ont été particulièrement bien décrites et analysées dans la philosophie française contemporaine. Nous trouvons ainsi, chez  Jean-Paul Sartre, l’idée que le rapport à l’autre doit être compris comme une confrontation, voire une compétition, car l’autre est celui qui trouble le rapport de familiarité que j’entretiens avec mon environnement. L’analyse de Sartre commence par une question : Quelle est la signification de l’apparition banale d’autrui dans le champ de ma perception ? La scène est en effet tout à fait banale : « Je suis dans un jardin public…Je vois un homme. Je le saisis comme un objet à la fois et comme un homme. Qu’est-ce que cela signifie ? ». La description qui suit est convaincante : l’apparition de l’autre est pour moi l’expérience de la décentralisation de mon monde : « Je ne puis plus me mettre au centre » de la relation entre cet objet particulier qu’est autrui et les autres objets du monde. Comme Sartre le dit en une formule frappante : « Ainsi tout à coup un objet est apparu qui m’a volé le monde ».L’apparition d’autrui correspond donc à une décentration du monde. Je fais alors l’expérience de la perte de mon univers, ce qui veut dire que l’expérience que j’ai maintenant de moi-même est l’expérience d’une passivité, d’un être vu par l’autre, car comme l’affirme Sartre, « autrui est par principe celui qui me regarde ». Or le regard n’est pas nécessairement associé à l’apparition d’une forme sensible et il peut être donné sans qu’un autre homme soit effectivement présent, lorsqu’il y a par exemple le bruit d’un pas, ou un léger mouvement d’un rideau à la fenêtre, ou un froissement de branches : « Ce que je saisis immédiatement lorsque j’entends craquer les branches derrière moi, ce n’est pas qu’il y a quelqu’un, c’est que je suis vulnérable, que j’ai un corps qui peut être blessé, que j’occupe une place  et que je ne puis en aucun cas m’évader de  l’espace où je suis sans défense, bref que je suis vu ». Sartre donne à ce propos des exemples très convaincants : « Imaginons que j’en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou d’une serrure… Or voici que j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde. Qu’est-ce que cela veut dire ?  C’est que je suis soudain atteint dans mon être ». Sartre nomme « honte » une telle expérience de la découverte du regard de l’autre sur moi.

La honte est certes l’expérience que je fais de moi-même, mais je ne peux pourtant avoir honte de moi-même que devant quelqu’un d’autre. Dans la honte, l’autre est l’indispensable médiateur entre moi et moi-même, au sens où je ne peux avoir honte de moi que lorsque j’apparais devant autrui. La description de Sartre est à nouveau ici tout à fait convaincante : je n’ai honte que lorsque je vois ma conduite à travers les yeux de l’autre, de sorte que je dois reconnaître que je suis tel que l’autre me voit : « La honte est la honte de soi devant autrui. Les deux structures sont inséparables ». Dans la honte ou la fierté, qui est son exact contraire, mon moi m’échappe, de sorte qu’il s’agit là d’expériences d’aliénation, de mon devenir étranger à moi-même. Sartre décrit cette situation à l’aide d’une métaphore frappante, la métaphore de l’hémorragie : en tant que regardé par l’autre « je m’écoule hors de moi-même », et dans la honte, je me reconnais moi-même comme le moi que l’autre fait de moi : « Je suis cet être. Pas un instant, je ne songe à le nier, ma honte est un aveu ». L’apparition de l’autre  produit une désintégration des relations qui reliaient les objets de mon univers : « C’est comme un arrière-fond des choses qui m’échappe par principe et qui leur est conféré du dehors ». Le monde m’échappe et, comme le dit Sartre, c’est « comme si le monde était percé d’un trou de vidange au milieu de son être et qu’il s’écoule perpétuellement par ce trou ». Sartre peut par conséquent définir la honte comme « le sentiment originel d’avoir mon être dehors, engagé dans un autre être et, comme tel, sans défense aucune », comme « la conscience  irrémédiablement ce que j’étais toujours » et comme « le sentiment de chute originelle », au sens où du fait d’autrui je suis tombé dans le monde et ai désormais besoin de la médiation d’autrui pour être ce que je suis.

On voit que pour Sartre, le rapport de l’homme à ses semblables demeure marqué par la rivalité et qu’il n’y a donc pas de possibilité de réconciliation véritable avec autrui, ce qui débouche sur une philosophie de tonalité pessimiste qui s’exprime de la manière la plus claire dans l’une de ses plus célèbres pièces de théâtre, Huis clos, qui se termine sur l’affirmation selon laquelle « L’enfer, c’est les autres ».

Il en va tout autrement pour celui qui fut pendant longtemps son ami, Maurice Merleau-Ponty, qui comprend, lui, la relation à autrui comme une relation de complicité, car il y a toujours dans mon monde « une atmosphère d’humanité » qui est répandue par les objets culturels. Cela veut dire que je ne suis pas seul au monde : « Dans l’objet culturel, j’éprouve la présence prochaine d’autrui sous un voile d’anonymat. On se sert de la pipe pour fumer, de la cuiller pour manger, de la sonnette pour appeler, et c’est par la perception d’un acte humain et d’un autre homme que celle du monde culturel pourrait se vérifier ». Nous trouvons dans le monde la présence indirecte des autres, non seulement sous la forme des objets culturels, mais aussi sous la forme du corps des autres en tant qu’il est le porteur de leur comportement. Merleau-Ponty explique ainsi que chacun de nous est déjà en communication avec les autres à travers le simple fait qu’il possède des fonctions sensorielles, un champ visuel, auditif et tactile, et qu’il fait l’expérience de son propre corps comme un pouvoir d’adopter certains modes de comportements, de sorte qu’il lui est possible de considérer le comportement d’autrui comme un comportement qui aurait pu être le sien, car il est pour lui une manière familière de se rapporter au monde : « C’est justement mon corps qui perçoit le corps d’autrui et il y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde ».

Selon Merleau-Ponty, nous sommes depuis notre naissance dans un rapport de coexistence  avec autrui, ce qui veut dire que nous ne nous situons pas dans un rapport frontal avec lui, mais que nous le considérons plutôt d’emblée comme un prolongement de nous-mêmes. Il insiste sur le fait que l’autre est pour moi une sorte de complice, un « jumeau », quelqu’un qui partage avec moi un monde qui m’est familier. Je suis donc avec lui dans un rapport de communauté, et non pas dans un rapport de face à face, car nous sommes tous deux ouverts au même monde, un monde qui porte en lui-même les traces des autres êtres humains. En disant que je suis en relation avec l’autre par l’intermédiaire du regard, Sartre implique qu’il y a une distance insurmontable entre moi et l’autre, qui ne peut pas demeurer en face de moi sans m’aliéner. Pour Sartre je suis soumis sans échappatoire possible au regard de l’autre, alors qu’avec Merleau-Ponty, on ne fait jamais l’expérience de l’autre de manière frontale, parce qu’il se tient du « même côté » que moi et que je trouve un accès à lui à travers mon corps.

Mais je communique avec cet être vivant particulier qu’est l’être humain non seulement à travers l’usage des objets culturels, mais de manière essentielle à travers cet objet culturel primordial qui est le langage. Dans l’expérience du dialogue, un terrain commun se voit constitué entre moi et l’autre, un terrain que nous partageons, où nous co-existons. Or c’est dans ce monde commun que l’enfant existe. Merleau-Ponty donne ici un exemple très convaincant, l’exemple d’un bébé de quinze mois qui est capable de comprendre immédiatement la signification du comportement de sa mère et peut le reproduire spontanément. MP remarque avec pertinence que : « La perception d’autrui et le monde intersubjectif ne font problème que pour des adultes. L’enfant vit dans un monde qu’il croit d’emblée accessible à tous ceux qui l’entourent, il n’a aucune conscience de lui-même, ni d’ailleurs des autres comme subjectivités privées, il ne soupçonne pas que nous soyons tous et qu’il soit lui-même limité à un certain point de vue sur le monde ».

Merleau-Ponty ne nie certes pas que le rapport à autrui puisse devenir un rapport de rivalité, mais il souligne, avec peut-être trop d’optimisme, que,  pour que la guerre puisse éclater, il faut d’abord que les ennemis aient pu se rencontrer sur un terrain commun et qu’ils se soient donc reconnus comme des semblables. Voici en effet ce qu’il affirme dans la Phénoménologie de la perception : « Pour que la lutte puisse commencer, pour que chaque conscience puisse soupçonner les présences qu’elle nie, il faut qu’elles aient un terrain commun et qu’elles se souviennent de leur coexistence paisible dans le monde de l’enfant ».

Mais qu’en est-il lorsque la relation à l’autre concerne non pas celui qui appartient au même monde culturel que moi, mais celui qui vient d’ailleurs, l’étranger ? Un autre philosophe qui appartient à la même génération que Sartre et Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas, a mis l’accent sur le fait que la relation à autrui est toujours une relation à l’absolument autre, de sorte que la question de l’étranger occupe une place centrale dans sa philosophie. L’autre a été défini comme un alter ego parce qu’il a été compris comme étant un être semblable à moi. Mais si l’autre est réellement autre, il ne peut pas être compris sur la base d’une similitude avec moi. Levinas veut seulement poser la question de l’autre sans se fonder sur aucune présupposition, il veut demeurer respectueux de l’altérité de l’autre. Il ne faut donc pas partir de l’idée qu’il y aurait une communauté constitué par le moi et le toi, mais au contre du « face à face sans intermédiaire » du moi et de l’autre.Dans son œuvre majeure, Totalité et infini,, parue en 1960, il explique que la priorité de l’autre à l’égard du moi doit être absolue, de sorte que je ne puisse entrer en rapport avec l’autre sans former une communauté avec lui, ce qui signifierait pour Levinas la non reconnaissance de l’altérité de l’autre. Il est clair ici que pour Levinas, toute forme de communauté ne peut qu’être irrespectueuse de l’altérité de l’autre.

C’est parce que le moi et l’autre n’ont rien en commun, que l’autre apparaît comme un étranger absolu, un « étranger qui trouble le chez soi ». Cela rappelle l’analyse sartrienne de l’autre qui me vole le monde. Pour Levinas aussi l’autre est celui qui trouble l’unité que je forme avec moi-même, et il est également celui sur lequel je n’ai pas de pouvoir. En tant qu’étranger absolu, « l’autre échappe à ma prise par un côté essentiel, même si je dispose de lui ».. Levinas est ici en opposition avec Merleau-Ponty. Il n’y a pas de réversibilité entre le moi et l’autre, mais une séparation absolue, ce qui signifie qu’il est impossible de changer de place, et de considérer la relation que j’ai avec l’autre du point de vue inverse qui est celui de l’autre, parce que dans ce cas, cela voudrait dire que l’autre et moi nous constituons une communauté.

La manière dont l’autre se présente, Levinas l’appelle « visage », mais le visage tel qu’il le comprend ne se confond pas avec la face sensible, corporelle de l’autre, car ce qui s’adresse à moi à travers le visage de l’autre, c’est une présence parlante : « Le visage parle. La manifestation du visage est déjà discours ». Le visage est la manifestation de l’autre lui-même, il constitue donc une expérience absolue qui, comme le dit Levinas, est une « révélation ». Pour Levinas, il y a bien une expérience de l’autre, mais elle n’est pas, comme c’est le cas pour Merleau-Ponty, une expérience qui est d’abord corporelle. Il est vrai certes que je perçois la face sensible, corporelle de l’autre, mais sa présence en tant qu’autre ne peut pas faire l’objet d’une expérience sensible : « Le visage d’autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse ». Cela veut donc dire que la face sensible doit disparaître afin de laisser place à ce qu’il y a en l’autre d’invisible, et qui constitue son absolue altérité. L’autre n’appartient pas au monde dans lequel il se présente, il est dans le dénuement, « son regard supplie et exige » en même temps, et « la nudité de  son visage est dénuement ». C’est donc ainsi et seulement ainsi que l’on fait véritablement l’expérience de l’autre, comme celui qui a besoin de moi et qui en même temps me commande de lui répondre : « Reconnaître autrui, c’est reconnaître une faim. Reconnaître autrui, c’est donner. Mais c’est donner au maître, au seigneur, à celui que l’on aborde comme “vous”, dans une dimension de hauteur » . Mais « celui qui me domine dans sa transcendance est aussi l’étranger, la veuve et l’orphelin envers qui je suis obligé » : parce qu’il se présente à nous dans sa plus extrême faiblesse et nudité, il nous échoit de l’accueillir, de lui donner l’hospitalité.

Pourtant, « le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs ». Mais précisément parce que le visage de l’autre défie mes pouvoirs, il est une invitation à la violence. Non pas à la violence du travail, qui transforme la nature, vise à sa domination et constitue une destruction seulement partielle, mais la violence du meurtre, qui réclame la destruction totale de l’autre. Levinas explique ici que « Tuer n’est pas dominer mais anéantir, renoncer absolument à la compréhension ». Le meurtre est toujours possible, c’est l’incident le plus banal de l’histoire humaine, mais il correspond cependant à une possibilité exceptionnelle, parce qu’il prétend à la négation totale d’un être, à la destruction de l’autre comme tel. Dans le monde, l’autre est « quasi rien », mais il peut cependant opposer à son meurtrier potentiel non pas une force plus grande que la sienne, mais sa transcendance même qui est infinie. Pour Levinas, cet infini est plus fort que la volonté de meurtre et il résiste déjà dans le visage de l’autre qui en est l’expression originelle et dont le premier mot est « tu ne commettras pas de meurtre ». L’apparition du visage est donc en tant que telle une exigence éthique, de sorte que la relation éthique est l’unique relation possible à l’autre.

Il faut ici souligner que Levinas, juif d’origine lithuanienne, a été profondément marqué par le sort qui fut réservé aux juifs durant la seconde guerre mondiale, par l’extermination, et on peut considérer que toute sa réflexion sur le visage de l’autre a été provoquée par ce terrible épisode du XXe siècle. Sa réflexion est à l’origine de l’idée d’une hospitalité inconditionnelle ou absolue, laquelle a également été défendue par Jacques Derrida dans ses derniers écrits : « L’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger (pourvu d’un nom de famille, d’un statut social d’étranger, etc.) mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans le lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom ».

Il s’agit là d’un principe à maintenir, explique Derrida, non pas d’une ligne de conduite, car elle ne peut être assumée par aucune institution. Elle consisterait en effet à laisser sa maison largement ouverte à la venue de n’importe qui. Mais elle permet néanmoins de prendre conscience qu’il n’y a pas au fond de lieu où nous soyons chez totalement « chez nous ».

 

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C’est à partir de là qu’il nous faut tenter de définir de manière plus précise ce que l’on entend par le mot « étranger ». Ce mot vient du latin extraneus, et désigne donc celui qui est extérieur à la communauté dans laquelle on vit, ce qui correspond au grec xenos, qui a servi à forger le terme xénophobie, au sens strict, la peur de l’étranger, mais qui signifie plutôt dans le langage courant la haine de l’étranger. Etranger en ce sens correspond à l’anglais foreigner.Mais le même mot xenos signifie aussi ce qui s’oppose à ce qui est familier, l’étrange au sens de l’extraordinaire ou du bizarre, il correspond alors à ce qui se dit en latin insolitum, insolite, et en anglais strange. Le stranger, c’est l’étranger, mais au sens de celui qui se conduit de manière insolite et incompréhensible. Le titre du roman de Camus, L’étranger, a ainsi été traduit par The Stranger. Mais il y a un autre terme latin, alienus, qui veut dire « ce qui appartient à autrui », qui a donné en français « aliéné », celui qui est devenu étranger à lui-même au sens où il ne s’appartient plus, et en anglais alien, celui qui est éloigné de nous et appartient à un autre monde, comme on le voit dans le film de science fiction intitulé Alien, qui est le nom d’une créature extraterrestre. Il faut noter ici que c’est ce terme qu’on utilise le plus souvent dans les pays anglo-saxons pour désigner les étrangers.

On peut ainsi considérer ce que l’on nomme en français d’un seul mot, étranger, de trois points de vue : comme extérieur à notre monde, comme foreigner ; comme totalement différent de nous et par là insolite, étrange, comme stranger, et enfin comme appartenant à un autre monde que le nôtre, comme alien. On voit donc que l’on a affaire là à un phénomène plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. L’étranger n’est pas simplement l’autre, celui qui se distingue de moi et peut s’opposer à moi, mais demeure cependant semblable à moi, mais celui, qui de trois manières, met en question ce qui me constitue en propre, à savoir le fait que j’appartiens à un monde et à une culture déterminée, monde et culture à partir desquels je me définis.

Il apparaît donc qu’ici la langue française est moins précise que l’anglaise, et ne rend pas bien compte du fait que le terme d’étranger recouvre en réalité trois situations différentes : celle de l’étrangèreté radicale de celui qui appartient à un tout autre monde que le nôtre et avec lequel nous n’avons rien en commun, de l’alien, celle de l’étrangeté de celui qui se comporte différemment de nous, le stranger, que sa différence culturelle rend difficilement assimilable à notre monde, et enfin celle de celui qui est reconnu par nous comme appartenant à une autre nation, le foreigner, qui a en commun avec nous d’être le citoyen d’un pays déterminé.

Devant ces trois faces de l’étranger, nous adoptons une attitude ambivalente et nous oscillons entre l’attirance et la répulsion. Répulsion pour celui qui, par son étrangèreté radicale, semble menacer notre propre manière d’être et nous apparaît comme un ennemi potentiel. Mais attirance pour celui dont l’étrangeté est ressentie comme ce qui nous permet de sortir de notre monde habituel et nous ouvre de nouvelles possibilités de vie demeurées jusqu’ici inconnues de nous. Sous sa double face d’alien ou de stranger, l’étranger nous apparaît d’abord dans sa différence par rapport à nous, et moins souvent comme celui qui, tout comme nous, fait partie d’une culture déterminée, le foreigner. On le voit donc : c’est de nous, de ce que nous avons en propre, que se distingue l’étranger, il est essentiellement celui qui introduit le trouble en nous, nous déstabilise dans nos habitudes et dans nos croyances.

Mais ce trouble que nous éprouvons à son approche et qui provient de ce que, d’un coup, tout ce que nous sommes en propre et qui nous était apparu jusqu’ici comme la seule manière d’être et de se comporter possible se révèle à nous dans toute sa contingence et sa relativité – ce trouble ouvre en quelque sorte une brèche en nous qui ne pourra désormais plus se refermer. C’est ce qui fait de l’expérience de l’étranger une expérience cruciale pour l’être humain. On peut certes tenter de colmater au plus vite cette brèche, en se renfermant en soi et en identifiant alors l’étranger à un ennemi, à celui qui voudrait détruire toute notre sphère de vie propre. Mais c’est reconnaître par là notre propre vulnérabilité et notre propre finitude. Car si l’autre emprunte pour nous la figure de l’alien, de l’envahisseur, et parvient ainsi à nous faire peur, c’est que par sa seule existence, il est la preuve que nous ne sommes pas le centre du monde et que la communauté de vie à laquelle nous appartenons n’est qu’une communauté de vie parmi beaucoup d’autres possibles.

Cette brèche que la rencontre de l’étranger a ouverte en nous et qui n’est pas près de se refermer, c’est celle qui sépare en nous-mêmes le propre de  l’étranger. Car, Freud nous l’a appris, nous ne sommes en réalité pas « maîtres dans notre propre maison ». C’est dans son Introduction à la psychanalyse de 1916-1917 qu’il met en question l’image idéaliste que l’homme s’était fait de lui-même comme être autonome et libre depuis le début de la tradition occidentale. Il y explique en effet que « la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis », d’abord la découverte par Copernic que la terre n’est pas le centre de l’univers, mais « une parcelle insignifiante du système cosmique », puis, à la suite des travaux de Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, « lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale », et il ajoute qu’un « troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose montrer au moi (…) qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique », faisant ainsi allusion à sa propre découverte qui est celle de l’inconscient. Ce qu’apporte en effet de profondément perturbant la psychanalyse, c’est l’idée que l’homme est gouverné à son insu par des pulsions qu’il ne domine pas et que ce dont il s’enorgueillit le plus, à savoir sa capacité pensante et son libre-arbitre, ne sont en réalité que des illusions. Il y aurait  ainsi en nous tout un pan de notre être qui nous demeure profondément étranger et dont la cure psychanalytique devrait nous permettre de prendre conscience.

Ce sentiment de ne pas être maître dans sa propre maison ne renvoie cependant pas nécessairement à l’hypothèse freudienne d’un inconscient, de ce maître intérieur qui gouvernerait à notre insu nos actions, mais plus généralement à la conscience que nous avons de n’être pas toujours des individus à part entière et de n’avoir pas la maîtrise totale de notre propre vie. C’est ce sentiment qui a fait dire, formule souvent citée, au poète Arthur Rimbaud, dans sa célèbre lettre à Paul Demy (Lettre dite  du Voyant) du 15 mai 1871 : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène ». Comme le souligne bien Rimbaud, je ne suis pas maître de ma pensée, mais j’assiste à son éclosion, et je ne suis en quelque sorte que la scène sur laquelle se joue sa symphonie.

C’est aussi ce même sentiment que décrit plus tard Albert Camus dans son roman  L’étranger. On sait que Camus a voulu y dépeindre cette absurdité de la vie humaine qui constitue le thème de l’essai philosophique qu’il a publié en même temps que son roman sous le titre Le mythe de Sisyphe, essai dans lequel il expliquait que l’absurde naît de l’absence de réponse à la question que pose l’homme au sujet du sens de sa vie. Dans L’étranger, ce sentiment d’absurdité est rendu plus intense par le fait que le narrateur y parle à la première personne et se borne à faire froidement l’inventaire des événements qui lui arrivent, comme si ceux-ci survenaient indépendamment de sa volonté. Le héros, Meursault, y retrace son existence routinière de modeste employé de bureau, à Alger, et semble vivre dans une sorte d’étrange indifférence, de sorte que le meurtre qu’il est amené à commettre apparaît comme une fatalité tragique dont il n’est pas vraiment responsable. Tout se passe, explique-t-il, comme s’il avait été le jouet du soleil et de la lumière. Il est l’image même de celui qui est à la fois étranger à lui-même et à la société dans laquelle il vit.

C’est ce que Camus expliquera par la suite : «  J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : ”Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, où il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l’on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir ».

Nous faut-il donc, en se mettant ainsi à l’écoute de Freud, de Rimbaud et de Camus, affirmer que nous sommes tous irrémédiablement étrangers à nous-mêmes, de sorte que tous les hommes partageraient indistinctement la même condition d’étranger ? C’est ce devant quoi n’hésite pas la philosophe et psychanalyste Julia Kristeva, dans le livre qu’elle a publié en 1988 sous le titre Etrangers à nous-mêmes. S’appuyant sur Freud, elle y explique que la peur de l’étranger provient de ce que, devant la présence d’un étranger, nous sommes renvoyés à l’étrangeté qui est en nous. Il faut donc généraliser la notion même d’étrangeté, ce qui la pousse à affirmer : « L’étrange est en moi, donc nous sommes tous des étrangers. Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers ». On le voit, il s’agit là d’une bien étrange opération qui consiste à supprimer l’étrangeté par généralisation et qui aboutit à l’abolition de toute différence entre les hommes.

Il est vrai que, du point de vue anthropologique, l’humanité actuelle est le résultat d’un processus continu de migration qui s’est étendu sur des millénaires. Le monde contemporain connaît certes, plus que dans les siècles précédents, de grands mouvements de migration, mais cela n’est en réalité nullement nouveau, car la migration humaine est un phénomène aussi vieux que l’humanité. Nous savons aujourd’hui que nos ancêtres lointains sont tous originaires de l’Afrique, qui est donc le berceau de l’humanité, et qu’à partir de là ils ont peuplé le Moyen-Orient, l’Asie, l’Océanie et l’Europe avant d’aller vers le continent américain. On ne peut donc guère se considérer comme un « autochtone », c’est-à-dire comme issu du sol, de la terre, mot qui se dit en grec khthon, du lieu où on habite, qu’en prenant en compte une série limitée de générations. Les Européens se réclament aujourd’hui de l’appartenance à une nation, la nation française, la nation italienne ou la nation allemande, mais il faudrait prendre conscience du caractère historique de l’idée nationaliste qui n’est apparue en Europe qu’à la Renaissance et s’est développée pendant la période des Lumières, à la fin du XVIIIe siècle, au moment de l’expansion coloniale de l’Europe en Amérique, en Asie et en Afrique, et de l’effondrement en France de la monarchie de droit divin. Il faudrait rappeler à cet égard que dans ces formes de communauté anciennes que furent les monarchies ou les empires, régnait une sorte de tolérance à l’égard des particularismes locaux, ce qui permettait une coexistence plus ou moins pacifique entre les ethnies qui les peuplaient, malgré les grandes différences de langues et de coutumes qui les séparaient. Cette situation a commencé à changer avec l’éveil progressif des sentiments nationalistes au cours du XIXe siècle. Car ce qui caractérise l’idée nationaliste, c’est la centration excessive sur ce qui est considéré comme « propre » à une communauté. La tendance à l’homogénéisation a été particulièrement forte en France, foyer natal de l’idée de nation, où obligation fut faite à tous les enfants d’étudier dans les écoles publiques la même langue nationale, ce qui produisit la progressive éradication de toutes les différences dialectales et régionales.

Nous faut-il donc nécessairement choisir entre d’une part l’idéologie nationaliste qui, à l’égard de l’étranger, ne connaît qu’une alternative : inclure, c’est-à-dire assimiler, ou exclure, c’est-à-dire expulser, et qui veut donc éliminer toute étrangeté au profit d’un triomphe du propre, et d’autre part cette généralisation de l’étranger que prône Kristeva, qui aboutit elle aussi, mais de façon inverse, par négation du propre, à l’abolition paradoxale de toute étrangeté ? Ne faut-il pas reconnaître au contraire que l’étrangeté surgit en même temps que le propre et que cette distinction est d’abord vécue de manière intérieure par chacun d’entre nous ?

C’est ici que les analyses que Merleau-Ponty consacre à la question de la corporéité peuvent nous aider. Car cette étrangeté qui est en nous, c’est avant tout à travers l’analyse de notre expérience corporelle que nous pourrons mieux la cerner. Notre corps en effet n’est pas pour nous un objet semblable aux autres objets du monde, car il ne s’offre pas à nous dans sa totalité, il possède des parties, comme le visage ou le dos, qui ne sont pas accessibles à la perception immédiate. Notre corps propre ne se donne pas à l’observation intégrale : je ne vois pas mon visage, cette partie de mon corps toujours nue, que j’offre au regard des autres et dont je ne contrôle pas totalement la mimique et les expressions, je ne vois pas davantage ma nuque ni mon dos. Ce qui de moi échappe ainsi à mon contrôle, c’est toute cette part de moi-même qu’est mon corps avec laquelle je ne coïncide que de manière intermittente. Or ce sur quoi Merleau-Ponty met en effet d’emblée l’accent, c’est sur le fait que la fusion de l’âme et du corps, du biologique et du conscient est par essence précaire, car notre existence se déroule la plupart du temps dans le double registre des stéréotypies organiques et des décisions volontaires. Voici ce qu’écrit Merleau-Ponty à ce sujet dans la Phénoménologie de la perception : « L’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels ». Pour le montrer, Merleau-Ponty prend l’exemple des gestes habituels, où il semble bien que ce soit le corps qui agisse sans que l’esprit intervienne, comme c’est par exemple le cas lorsqu’on joue d’un instrument ou qu’on conduit une voiture, où ce sont nos mains qui savent quoi faire sans que notre esprit ait besoin de commander à notre corps.

Ce que Merleau-Ponty découvre ainsi, c’est une véritable altérité du corps par rapport à l’existence en première personne. Je rencontre ainsi l’étranger d’abord en moi-même, mais non pas sous la forme d’un inconscient qui me serait propre, mais sous celle d’une corporéité que je partage avec tous les autres humains. C’est à travers ce sujet pré-personnel et anonyme auquel autrui participe aussi que je peux entretenir des rapports avec le monde. L’étranger et moi-même participons tous deux à ce que Merleau-Ponty n’hésite pas à nommer « intercorporéité » plutôt qu’intersubjectivité. Cela nous permet de comprendre qu’il n’y a pas pour nous d’étrangeté absolue : l’étranger que je rencontre dans le monde, même s’il m’apparaît incompréhensible dans son comportement et ses discours, est néanmoins immédiatement perçu par moi comme mon semblable. L’étrangeté nous apparaît comme ce qui nous est incompréhensible, inaccessible, mais c’est paradoxalement à cet incompréhensible et à cet inaccessible que nous nous ouvrons pourtant d’emblée. Lorsqu’en effet nous entendons parler autour de nous une langue étrangère, nous n’avons certes pas accès aux significations qu’elle véhicule, et pourtant ce que nous entendons, ce n’est pas une suite de sons sans signification, mais bien une langue, analogue à la nôtre, mais que nous ne comprenons pas : je la découvre donc comme une langue semblable à la mienne au moment même où je m’aperçois que je ne la comprends pas.

 

***

C’est à partir de là que l’on pourrait alors cesser de considérer l’étranger à partir de nous-mêmes pour devenir attentif à l’étrangeté telle qu’elle est ressentie par lui.  Celui qui entre dans le pays que l’on habite et qui vient ainsi de l’étranger, nous le nommons, de notre point de vue, un immigré. Mais pour lui-même, il est un expatrié, un émigré, celui qui fait l’expérience douloureuse de l’exil, qui est celle d’une perte de repères et d’une désorientation totales. Même dans le cas où l’exil a été choisi, et où ce qui anime l’émigré est un désir d’ouverture à l’égard du pays qui l’accueille, une curiosité pour ses coutumes et une volonté de compréhension de la manière d’être de ceux qui l’habitent, l’étranger demeurera constamment conscient de sa différence et vivra dans l’entre-deux de son ancienne appartenance et de la nouvelle identité qu’il veut s’approprier. Que dire alors de ceux qui furent forcés à l’exil à cause des conditions politiques ou économiques qui ont rendu leur vie impossible dans leurs pays d’origine ? Ce sont eux, les demandeurs d’asile, les réfugiés et les expatriés appartenant à cette seconde catégorie d’étrangers, qui font l’expérience la plus radicale de l’étrangeté, et c’est ce qui explique qu’ils puissent eux aussi être tentés par le repli sur leur identité d’origine, sur ce que l’on désigne aujourd’hui du terme de « communautarisme ».

L’ouverture à l’étrangeté est donc requise des deux côtés : de la part de ceux qui accueillent tout autant que de celle de ceux qui arrivent. C’est là la condition indispensable d’une véritable rencontre de l’étranger. Du côté de ceux qui accueillent, il ne suffit pas en effet de montrer un intérêt pour tout ce qui est exotique, ni de se dépayser de manière épisodique, comme par exemple le tourisme de masse le permet aujourd’hui. Il s’agit plus profondément d’accepter de se laisser inquiéter par l’étrangeté de l’arrivant et de lui faire une place chez soi, comme à celui qui nous fait toucher du doigt l’étrangeté à soi qui est constitutive de l’humanité de tout homme. Et de ceux qui arrivent, il est de même requis que leur désorientation initiale, leur souffrance d’exilés, le décalage constant qu’ils éprouvent entre leur condition d’origine et celle qui est la leur dans le pays d’accueil, ne soient pas un motif de renfermement, mais une manière pour eux aussi de s’ouvrir à l’altérité et à l’étrangeté constitutive de leur être.

Car cette ouverture à l’altérité et à l’étrangeté, il faut le souligner fortement, loin de dépouiller les humains de ce qu’ils possèdent en propre, est au contraire ce qui leur permet de le découvrir dans sa vérité. C’est souvent en effet le séjour à l’étranger qui permet la redécouverte de la culture à laquelle on appartient. C’est ce dont un grand poète allemand, Friedrich Hölderlin, a fait l’expérience, lui qui a son retour de France, qu’il avait sillonnée en grande partie à pied, et de Bordeaux où il avait séjourné, écrivait en 1801 à un ami que « ce qui nous est propre, il nous faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger », car « le plus difficile, c’est le libre usage de ce qui nous est propre ». Il avait en effet compris que le chemin qui mène au propre passe nécessairement par l’étranger. C’est pourquoi la venue de l’autre, de l’étranger, est requise afin que le pays natal ne demeure pas un lieu de renfermement identitaire et stérile, mais puisse s’ouvrir à ses possibilités propres et les accomplir. Cela implique que, pour parvenir à être soi, l’être humain a besoin de la médiation de l’autre, de l’étranger, l’accomplissement de soi ne pouvant jamais être réalisé uniquement par soi-même.

C’est alors au problème de ce que pourrait être une politique de l’étranger qu’il s’agit maintenant de réfléchir. On est face à cet égard à deux stratégies possibles : d’une part la stratégie de l’exclusion qui consiste à repousser les étrangers, considérés dès lors comme des ennemis potentiels, en dehors des frontières ou à les considérer, à l’intérieur de celles-ci, comme ne participant pas à la vie de la communauté nationale ; d’autre part la stratégie de l’assimilation qui voit dans les migrants une anomalie à corriger et qui vise à les détruire dans ce qu’ils ont de propre. Dans les deux cas, ce qui est rompu c’est le rapport entre le même et l’autre, le propre et l’étranger, ce qui ne peut que conduire à terme à un raidissement de part et d’autre sur l’identité d’origine, à ce que l’on nomme repli identitaire.

Il ne faut pas certes, céder en la matière à l’angélisme. Nous ne le savons que trop, au niveau du politique, l’autre, l’étranger, prend souvent la figure de l’ennemi. Comme Merleau-Ponty le souligne dans la Phénoménologie de la perception, un texte écrit pendant la deuxième guerre mondiale, le sentiment d’appartenance à une nation, qui demeure latent en temps de paix, se réveille au contraire et devient explicite en temps de guerre, de sorte que nous découvrons soudainement ce qui était auparavant vécu sans être thématisé comme tel ni connu réflexivement. C’est la menace de l’ennemi extérieur qui en nous produit le repli sur une identité pour ainsi dire monolithique. On peut même, se demander si, à l’inverse, pour se sentir unie, une communauté politique n’a pas besoin de se créer des ennemis. C’est ce que suggère une phrase prêtée à Gorbatchev et adressée aux dirigeants américains après la chute du mur de Berlin : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ».

Peut-on en effet à ce niveau, qui est celui de la relation des communautés politiques, des Etats, entre eux, faire l’économie de la figure de l’ennemi ? Il faut rappeler à cet égard qu’après la chute du mur de Berlin et la fin de ce que l’on a appelé « la guerre froide », on a pu avoir l’illusion qu’une communauté internationale avait enfin été constituée et que l’histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies différentes, touchait à sa fin avec l’universalisation de la démocrate libérale occidentale comme forme finale de gouvernement pour les êtres humains. C’est en effet la thèse qui fut défendue par un américain d’origine japonaise, Francis Fukuyama, chercheur en sciences politiques, dans un livre paru en 1992 et intitulé La fin de l’histoire et le denier homme, dans lequel il n’hésitait pas à affirmer : « La démocratie libérale et l’économie de marché sont les seules possibilités viables pour nos sociétés modernes ». Cela s’accompagnait d’un optimisme qui s’est vu depuis démenti : « La démocratie libérale remplace le désir irrationnel d’être reconnu comme plus grand que d’autres par le désir rationnel d’être reconnu comme leur égal. Un monde constitué de démocraties libérales devrait donc connaître beaucoup moins d’occasions de guerres puisque toutes les nations y reconnaîtraient réciproquement leur légitimité mutuelle ».

A l’opposé, on trouve chez le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt, dont il faut rappeler qu’il se rallia à Hitler en 1933, l’idée que la distinction ami-ennemi constitue le critère distinctif du politique. Pour lui en effet une société se définit par opposition aux autres, ce qui implique que la guerre est l’acte politique par excellence. Dans le livre qu’il a publié en 1932, La notion de politique, il affirme en effet que « La guerre naît de l’hostilité, celle-ci n’étant que la négation existentielle d’un autre être. La guerre n’est que l’actualisation ultime de l’hostilité ». Schmitt, il faut le préciser, fait une différence entre l’ennemi au sens de celui pour lequel on ne ressent au plan individuel aucune amitié, qui renvoie au mot latin inimicus, et l’ennemi au sens politique, l’étranger, qui renvoie au mot latin hostis, et il affirme que « l’ennemi au sens politique du terme n’implique pas une haine personnelle », et qu’il n’est donc ni le concurrent, c’est-à-dire le rival, ni l’adversaire, celui contre lequel on se tourne et auquel on s’oppose. . L’être humain est certes capable d’inimitié, ce qui explique l’injonction de Jésus dans son Sermont sur la montagne d’aimer même son ennemi. Mais cela ne concerne que l’ennemi privé. L’ennemi au sens politique, l’hostis, n’est pas l’objet d’une haine personnelle, car il n’est l’ennemi que de la communauté. Distinguer l’ami de l’ennemi, c’est là, affirme Schmitt, l’essence de l’existence politique d’un peuple. Il s’agit donc d’une question existentielle fondamentale, car « L’ennemi est notre propre remise en question personnelle. (…) L’ennemi se tient sur le même plan que moi. C’est pour cette raison que j’ai à m’expliquer avec lui dans le combat, pour conquérir ma propre mesure, ma propre limite, ma forme à moi ».

Les thèses de Schmitt ont été reprises par un sociologue français, Julien Freund, qui fut un grand résistant,  mais qui affirme que la rencontre qu’il fit en 1959 de Schmitt a transformé l’idée qu’il se faisait de la politique : « J’avais compris jusqu’alors que la politique avait pour fondement une lutte opposant des adversaires. Je découvris la notion d’ennemi avec toute sa pesanteur politique, ce qui m’ouvrait des perspectives nouvelles sur les notions de guerre et de paix ». Il affirme en effet dans son livre L’essence de la politique  (1962) : « Il n’y a de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel ». Selon lui, c’est là la condition de la stabilité des unités politiques et même de la paix : « Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? ». Julien Freund, qui est un libéral conservateur et un nationaliste, a été amené par la suite à s’allier à des mouvements d’extrême droite, bien qu’il ait toujours affirmé son opposition radicale au nazisme. Il n’en demeure pas moins qu’on recommence aujourd’hui à s’intéresser àses thèses et surtout à celles de son mentor, Carl Schmitt. Car c’est pour mettre en lumière les limites de l’idéologie démocratique libérale que certains penseurs français de gauche, tels Etienne Balibar et Jacques Derrida, ont paradoxalement eu recours aux analyses de Schmitt. Pour ce dernier en effet, l’erreur des libéraux tout autant que des marxistes, c’est d’imaginer le dépassement possible du conflit politique et de rêver à l’émancipation radicale de la violence. La véritable pensée politique consiste au contraire à prendre acte du fait, comme le disait Hobbes, dans le Léviathan, reprenant ainsi à son compte la formule de Plaute Homo homini lupus, que « l’homme est un loup pour l’homme ». Hobbes y affirme en effet « qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun ».Le Léviathan, mot issu de l’hébreu, est le nom d’un monstre colossal, considéré comme responsable d’un cataclysme terrifiant capable d’anéantir le monde. Thomas Hobbes en a fait le titre d’un célèbre ouvrage, paru en 1651 dans lequel le Léviathan est la métaphore qui désigne l’État, dont le pouvoir est absolu, puisque c’est uniquement en transférant tout leur pouvoir naturel à une autorité supérieure que les hommes peuvent sortir de leur état d’insécurité primitive. Carl Schmitt affirme de la même manière qu’il faut prendre acte de la violence humaine et tenter de la réguler, et non pas de la supprimer, car ce serait en réalité le meilleur moyen de la déchainer. Schmitt a ainsi légitimement dénoncé les tentatives du libéralisme pour désamorcer les conflits sociaux par des discours hypocrites sur la non nécessité de la lutte dans le monde de l’entreprise. Il est bon en effet de rappeler que nous ne pouvons pas, aussi bien au niveau personnel qu’au niveau politique, être ami avec tout le monde, et qu’il y aura toujours des intérêts radicalement divergents qui opposeront les hommes entre eux.

Ce qui pose néanmoins problème dans cette analyse qui ne pêche pas par défaut de lucidité, c’est l’identification chez Schmitt de la figure de l’ennemi avec celle de l’étranger. Nous avons vu au contraire que l’expérience de l’étranger, parce qu’elle réveille en nous la conscience de l’étranger que nous sommes aussi pour nous-mêmes, peut être vécue de manière positive et ne pas nécessairement déboucher sur un antagonisme meurtrier. Le fait d’être né dans tel ou tel pays ne nous octroie pas une fois pour toutes une identité qu’il nous faudrait endosser comme un carcan. On peut en effet se sentir étranger dans son propre pays, lorsque par exemple on est en désaccord profond avec les choix culturels et politiques qui y sont faits. Ce fut entre autres le cas de tous ceux qui, pendant la période hitlérienne en Allemagne, se nommèrent eux-mêmes des « exilés de l’intérieur ». Pas plus qu’il n’est possible de donner une définition simple de notre propre identité, qui n’est jamais assurée, il n’est en réalité possible de déterminer de manière objective ce qui est étranger. C’est bien en effet parce que notre propre identité est depuis toujours fissurée de l’intérieur que l’étranger est celui à qui nous avons à répondre, comme le dit le philosophe allemand Bernhard Waldenfels, auteur d’un beau livre intitulé Topographie de l’étranger, dont je me suis beaucoup inspirée dans ce bref exposé.

L’étranger est en effet celui qui nous lance invitation, défi, incitation, appel à librement assumer ce que nous avons reçu en propre. Voici en effet ce qu’il déclare :

« Au lieu d’aller directement vers l’étranger et de demander ce qu’il est et à quoi il est bon, il convient de partir de l’inquiétude provoquée par l’étranger. L’étranger est ce à quoi nous répondons et avons à répondre ».

Pour finir, il faudrait se tourner une dernière fois vers l’anthropologie, qui nous apprend que les lois de l’hospitalité, sous une multiplicité de variantes, sont un trait fondamental des sociétés humaines. Fermer les frontières et cultiver le rêve mortifère de ne vivre qu’entre soi, voilà précisément ce qui mettrait en danger le devenir même de l’humanité, puisque, comme ce grand philosophe, anthropologue et ethnologue que fut Lévi-Strauss nous l’a appris, ce n’est pas seulement la prohibition de l’inceste, mais son versant positif,  l’exogamie, à savoir la règle matrimoniale qui impose de chercher son conjoint à l’extérieur de son groupe social, à l’étranger donc, qui constitue la structure la plus permanente de la vie sociale en même temps que l’origine de toute hospitalité.

J’espère avoir pu montrer que les migrations, qui sont devenues plus nombreuses et plus fréquentes à notre époque, celle de la mondialisation, ont cependant depuis toujours été l’apanage de l’être humain dont on pourrait dire qu’il est par nature un migrant. Cela devrait nous inciter à regarder d’une tout autre façon ces migrants qui aujourd’hui tentent sans toujours y parvenir de trouver un refuge en Europe. Alors que les pays du Moyen-Orient ont accueilli ces dernières années un nombre considérable de réfugiés, l’Europe semble peu encline à suivre leur exemple.

Citons simplement quelques chiffres, trouvés sur Internet, qui parlent d’eux-mêmes et n’ont nul besoin d’être commentés :

La Turquie a accueilli 2,7 millions de réfugiés syriens sur son sol, le Liban, pays de moins de 6 millions d’habitants, en héberge plus d’1 million,  la Jordanie, pays de moins de 8 millions d’habitants, près de 450 000, et l’Egypte près de 120 000.

En Europe, la Grèce en héberge environ 20 000, l’Italie plus de 180 000, l’Allemagne à elle seule en a accueilli plus d’1 million en 2015 et 441 000 en 2016. Quant à la France, qui se proposait de n’ouvrir ses portes en 2017 qu’à  30 000 réfugiés, elle en a jusqu’ici admis seulement 133.0.

22000 migrants sont morts en Méditerranée depuis vingt ans, chiffre de 2015. Il faut aujourd’hui y ajouter plus de 5000 morts en 2016 et plus de 1000 depuis le début de cette année.

F.D.

Texte intégral de l’intervention de

Tristan STORME

Désigner son ennemi ou ne pas être.

L’hostilité comme affirmation de l’identité politique

 

Le juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985) est un auteur sulfureux à plus d’un titre, notamment parce qu’il adhéra au national-socialisme en 1933 et parce qu’il fut antisémite toute sa vie durant. Malgré son nazisme et son antisémitisme, il est difficile de nier que ce penseur a pesé de manière considérable sur la philosophie politique contemporaine, à tel point qu’il est souvent présenté comme l’adversaire le plus brillant du libéralisme.

Mais pourquoi s’intéresser aux réflexions de cet auteur en particulier, dès lors qu’il est question d’éclairer ce que signifie le concept d’hostilité ? Tout simplement car il s’agit d’un penseur qui a cherché à déterminer l’« essence du politique » en accordant une place tout à fait décisive à l’ennemi, qui serait d’après lui « notre propre question en tant que figure ». En introduction, on peut donc déjà remarquer que Schmitt a toujours été d’avis que la communauté politique ne saurait se définir comme telle qu’en désignant son ennemi. C’est ce qui apparaît de manière éclatante, par exemple, dans La Notion de politique, un ouvrage que Schmitt fait paraître, pour la première fois, en 1927, et dans lequel la distinction de l’ami et de l’ennemi est centrale.

Dans la préface à la réédition de la seconde version de La Notion de politique (au début des années 1960), le juriste allemand soutient que, dans ce livre, il s’était, avant tout, adressé « aux connaisseurs du jus publicum Europaeum, de son histoire et de sa problématique actuelle ». Cet ouvrage aurait d’abord été destiné aux initiés de l’ancien droit des gens européen, c’est-à-dire de ce droit qui, depuis la fin du 16e siècle, était parvenu à instaurer la paix entre les peuples du continent. Schmitt aime à se présenter comme « le dernier défenseur conscient du jus publicum Europaeum » ; un défenseur qui aurait eu pour objectif de retarder la chute de cet ordre juridique. Pour lui, travailler à renforcer l’État, à affirmer sa souveraineté et son existence, reviendrait, au fond, à penser la paix entre les peuples du continent européen.

Pour saisir l’importance de l’hostilité chez cet auteur — et pour éclairer ce que cette notion recouvre dans son œuvre —, je devrai pour partie revenir sur la séquence logique des concepts qui, selon Schmitt, seraient constitutifs de cet ordre européen à préserver, hérité des 16e et 17e siècles. La genèse de l’« état » politique et les conditions de son maintien s’expliqueraient à travers une série de notions fondamentales qui, de l’hostilité au pluralisme des États, impliquent toujours l’appareil étatique comme titulaire de la souveraineté, et donc, le rejet d’un concept constitutif d’humanité. Je veux dire par là que, pour le juriste, les présupposés d’une démocratie universelle de l’humanité tout entière n’auraient aucune signification à proprement parler « politique ».

Dans cet exposé (qui se donne pour tâche, vous l’aurez compris, de cerner ce qu’est l’hostilité politique pour Carl Schmitt), je m’arrêterai notamment sur la méthode qu’utilise ce penseur, à savoir sur le privilège qu’il accorde à la négativité dans le processus dialectique de constitution de la communauté politique amie. Cette méthode est ouvertement empruntée à Hegel ; son explicitation sera d’ailleurs un moment clé de mon intervention. Mais avant d’entrer dans le cœur de mon propos, j’aimerais dire quelques mots supplémentaires sur l’auteur auquel nous avons affaire.

Tout d’abord — je vous l’ai dit, et ce n’est pas sans incidences —, Carl Schmitt est un auteur très controversé en raison de son adhésion au nazisme le 1er mai 1933, soit le même jour que Martin Heidegger et sous les exhortations de celui-ci. Il deviendra Staatsrat (conseiller d’État) et bénéficiera de la protection rapprochée d’Hans Franck et d’Hermann Goering. Bien qu’à la fin de l’année 1936 il fasse l’objet d’attaques répétées de la part du journal de la SS, Das Schwarze Korps, et bien qu’il soit ensuite tenu à l’écart des réelles sphères du pouvoir, Schmitt restera en Allemagne et continuera de donner du crédit au régime national-socialiste (au moins jusqu’en 1942 et la défaite de la Wehrmacht sur le Front russe).

Malgré sa compromission indéniable avec le Troisième Reich, Schmitt est considéré outre-Rhin comme un théoricien extrêmement influent, comme un penseur de tout premier plan, dont les réflexions ont joué un rôle prépondérant dans la redéfinition de la structure institutionnelle de la République Fédérale Allemande, au lendemain de la conférence de Yalta en 1945. Après la Seconde Guerre mondiale, il est entendu à Nuremberg comme « possible défendant », puis écarté de l’Université allemande, où il sera privé d’enseignement à vie.

Chassé de l’Université, le juriste allemand se retire alors dans son petit village natal de Plettenberg, en Rhénanie-Westphalie, situé bien loin des milieux intellectuels influents de la RFA. Toutefois, durant la décennie qui précède 1968, un cercle fermé de partisans et d’admirateurs se forme à Plettenberg, entre les propres murs de la maison de ses parents, où se croisent d’importantes figures intellectuelles de l’après-guerre. Dans les années 1950 et 1960, l’attrait exercé par Carl Schmitt et ces conversations tenues « sous le sceau du secret » auront incontestablement « une valeur fondatrice pour l’État allemand ».

Si ce juriste et philosophe, qui s’était engagé auprès d’Hitler, a néanmoins pu autant fasciner les jeunes intellectuels allemands après 1945, c’était peut-être surtout parce qu’il parvenait à expliquer la défaite autrement qu’en blâmant la nation vaincue et parce qu’il représentait, de façon convaincante, la continuité des traditions qui avaient été vigoureusement mises en cause après la guerre. Plusieurs auteurs conservateurs importants, fortement influencés par Schmitt, verront dans la doctrine libérale le véritable parent du totalitarisme et des catastrophes de la Seconde Guerre mondiale. Les Lumières, incarnées par Spinoza, Kant ou Locke, auraient « échoué » dans leur projet d’émancipation de l’homme, apportant à la place un retour de la violence guerrière contre laquelle elles souhaitaient pourtant lutter. La matrice intellectuelle de ces catastrophes siègerait dans le projet des Lumières elles-mêmes, à leur insu. C’est là une thèse qui se développe, après 1945, dans les milieux conservateurs allemands, en particulier dans l’entourage de Carl Schmitt.

Aujourd’hui, les chercheurs qui redécouvrent Carl Schmitt ont pris le pli, pour beaucoup, de le présenter comme l’adversaire le plus brillant et le plus virulent du libéralisme. Pour ces commentateurs, il aurait diagnostiqué avec brio les failles et les faiblesses de la doctrine libérale, à partir d’un hégélianisme conservateur, un hégélianisme de droite imprégné d’une logique nationaliste ou particulariste. Schmitt était aussi un fervent catholique, originaire d’un milieu hostile à la modernité. Ses réflexions s’en ressentent logiquement, étant donné qu’il a toujours refusé avec détermination la séparation libérale du religieux et du politique. Il est même allé jusqu’à affirmer qu’il était catholique « comme l’arbre est vert », ou que le mobile de toute son œuvre était la défense des intérêts de l’Église. En résumé, on a affaire à un penseur antilibéral et conservateur, au théoricien de la démocratie comme homogénéité nationale, comme unité des semblables, qui s’engagea pour un temps non négligeable en faveur du nazisme.

Une grande question a longtemps divisé les interprètes de son œuvre : est-ce que son ralliement à Hitler était la conséquence logique de ses réflexions d’avant 1933 ? En d’autres termes, retrouvait-on déjà chez lui, dans les années 1910 et 1920, une sorte de « proto-fascisme » ? Ou, au contraire, est-ce que cette adhésion constituerait plutôt une « parenthèse » qui n’affecterait ni sa pensée d’avant 1933, ni ses réflexions d’après 1945, et qu’on n’aurait en aucun cas pu prédire ce ralliement à la lecture de son œuvre de jeunesse ? Le débat n’a jamais vraiment été tranché, mais le fait qu’il ait adhéré au parti national-socialiste ne l’a en tout cas pas empêché de penser et de demeurer l’un des adversaires les plus stimulants de la démocratie libérale. Ne fût-ce qu’à ce titre, il mérite qu’on s’y arrête.

 

I. Les prémisses anthropologiques de la définition du politique

Pessimisme anthropologique, ennemi providentiel et horizon de la guerre

 

Ceci étant dit, j’en viens à l’examen de la pensée schmittienne, en particulier à l’explicitation des concepts fondateurs qui participeraient du politique et du droit des gens européen, d’après Schmitt, au premier rang desquels figure, bien sûr, l’hostilité politique.

À bien y regarder, la question princeps qui détermine l’œuvre du juriste allemand, et autour de laquelle s’ordonnent ses autres interrogations de premier plan, pourrait être la suivante : « Comment préserver le politique à l’heure de la mondialisation libérale ? ». Cette obstination à vouloir sauvegarder à tout prix l’intégrité de la sphère politique s’explique simplement dès lors qu’on se penche sur les fondements anthropologiques du politique que l’auteur s’applique à mettre en évidence. Schmitt soutient qu’il serait possible de catégoriser les théories de l’État et l’ensemble des doctrines prétendument politiques en fonction de leur « anthropologie sous-jacente », avant de préciser que « toutes les théories politiques véritables présupposent un homme “méchant”, c’est-à-dire un être “dangereux” et dynamique, en tout point problématique ». Cela signifie donc que le politique est donné avec la croyance en la nature mauvaise de l’homme ; cette dernière constitue la prémisse métaphysique indispensable à la garantie d’une authenticité politique.

Pour préciser encore les choses, on peut rappeler que Schmitt est d’avis que la doctrine du dogme du péché originel est, en fait, présupposée par toute politique digne de ce nom, ce qui veut aussi dire que, pour lui, « la théologie est transcendentalement contraignante ». La méchanceté naturelle de l’homme est présentée comme un dogme, comme un axiome intouchable ; elle constitue, à son sens, le point de départ de toute théorie véritablement politique. Vous noterez qu’il s’agit bien d’une méchanceté « naturelle », ce qui vient exclure toute perspective prométhéenne. L’homme n’est pas perfectible, « l’être humain n’est pas à réduire au rang de “res” ; image de Dieu, il n’a pas à être techniquement modifié ou manipulé », soutient Schmitt.

Pour lui, ce caractère indéracinable de la dangerosité humaine n’a strictement rien à voir avec la méchanceté innocente de l’animal : « Le chien, écrit-il, ne remet pas en cause intellectuellement ou moralement le chat par son être, pas plus que le chat le chien ». Le Mal qui habite l’être humain ne peut que se concevoir sous la physionomie d’une indignité morale, d’une bassesse, d’un avilissement insurmontable. Ce châtiment, cette imperfection morale de l’être humain, serait la résultante manifeste du péché adamique qu’il nous faut assumer jusque dans ses ultimes conséquences.

En effet, Schmitt estime que la véracité (ou l’historicité) du geste d’Adam suffit amplement à expliquer la raison de ce Mal radical. Au fond, il n’est pas faux de penser que « [l]e péché originel est le pivot et le ressort de son credo anthropologique ». Il est ce qui permet de justifier dogmatiquement le passage d’un état anté-lapsaire (la situation qui précède la Chute de l’homme de l’Éden) vers un « état de nature ». Schmitt se réfère ouvertement à Hobbes, Spinoza et Pufendorf pour affirmer qu’il existe un lien étroit et évident entre cette anthropologie négative qu’il décrit et « ce que les philosophes de l’État au 17e siècle […] nommaient l’“état de nature”, dans lequel les États coexistent, à savoir : une situation où les menaces et le danger sont constants ». Étant donné que l’homme est vulnérable et dangereux, sa condition ne peut qu’être, au mieux, politique : l’être humain marqué par le péché adamique porte en lui les traces d’une dépravation morale irrécusable, située à la source de conflits qu’il s’agira alors de maîtriser politiquement. L’homme « peut mourir et il peut tuer, remarque Carl Schmitt. Il cherche donc la sécurité dans le groupe, mais la même dialectique de la vulnérabilité et de la menace affecte le groupe comme l’individu : les groupes sont en guerre virtuelle les uns avec les autres ». Si bien que le fait majeur de notre condition d’être humain n’est pas la guerre en tant que telle, mais le risque de guerre.

Schmitt parle avec insistance de la permanence et de l’ubiquité du risque qui s’avèrent insurmontables et qui n’ont de cesse de déterminer les hommes rassemblés dans le groupe, reprenant explicitement la conception hobbesienne de la natural condition of mankind et écrivant que « Hobbes, ce grand penseur véritablement politique et systématique », aurait bien compris que « la conception “pessimiste” de l’homme » ne serait nullement « [le produit] monstrueux d’une imagination craintive et troublée […] mais bien plutôt [le postulat élémentaire] d’un système de pensée spécifiquement politique ».

Poursuivons le raisonnement avec Schmitt. L’inéluctabilité du risque de guerre, soutient-il, se concrétisera par la présence ou par la menace d’un ennemi qu’il s’agira, avec le passage à l’état politique, de contenir et de maintenir à distance du groupe ami. La formule qui ouvre le deuxième paragraphe du second chapitre de La Notion de politique est demeurée célèbre : « La distinction politique spécifique à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la distinction entre ami et ennemi ».

Que comprendre ici ? L’hostilité, parce qu’elle représente l’essentiel du critère distinctif de la sphère politique, apparaît moins comme la punition d’une faute que comme un « véritable don de Dieu », un cadeau providentiel « non pas seulement accidentel », offert aux hommes par la grâce divine afin de les préserver du chaos que serait ce monde s’il n’avait nullement été pénétré par l’institution politique. Comprenons que l’ennemi s’impose au groupe de manière extérieure et transcendante ; il s’impose de manière irréfutable, irrécusable, comme l’ennemi de la Genèse imposé par Dieu. Schmitt se réfère explicitement au premier livre du Pentateuque — en particulier au verset 3, 15 : « je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité ».

Déchus de leur perfection anté-lapsaire, les hommes se sont répartis en catégories (ils ont formé des peuples), tandis que le monde ici-bas ne serait voué qu’à devenir, au mieux, politique. Dieu se manifeste en rappelant aux hommes qu’ils ont péché — que le premier d’entre eux a péché et qu’à l’avenir, ils seront confrontés à un monde frappé par l’immixtion du Mal et de l’hostilité. Les hommes se sont ainsi répartis en peuples, et pour Schmitt, « le peuple, la nation, reste à l’origine de tout événement politique » ; il s’agit d’un réquisit indispensable du concept de politique, à son sens. De sa naissance à son installation dans l’État, le peuple se laisse raconter comme le récit d’une concorde historique dont le destin résiderait dans l’avènement politico-national (dans la construction d’un État-nation comme concrétisation politique). Je veux dire que, chez Schmitt, l’événement proprement politique met au jour la proposition suivante : le couple analytique État-politique serait un couple indissociable ; il n’y aurait de « politique » que dans et par l’État !

J’en arrive alors à la définition schmittienne du politique. Si l’on cherche à saisir toutes les subtilités de « l’essence du politique », on ne saurait nullement se satisfaire de la seule distinction ami-ennemi. En réalité, cette définition implique ou présume les trois notions que sont l’homogénéité, l’intensité et, finalement, l’hostilité. En effet, ce qui, pour Schmitt, définit le domaine suprême, c’est « l’opposition de l’ami et de l’ennemi en conjonction avec un critère d’intensité », qui est, quant à lui, essentiel à la génération d’une amitié nationale homogène. Car, pour qu’un peuple devienne une nation, pour qu’il advienne à l’existence politique, « il faut une certaine identité (Gleichartigkeit), une certaine homogénéité (Homogenität) en son sein ». L’amitié initiale devient homogène suivant le regroupement d’individus autour d’un critère d’association singulier non spécifique qui représente une identité partagée. Un mot d’explication à ce propos.

Cette homogénéité identitaire ne se constitue pas selon « un domaine spécifique ou un type particulier de rapports humains, mais selon une valeur intensive (“le plus haut degré d’intensité”), susceptible de qualifier toute relation collective, aussi divers que puissent être par ailleurs les motifs initiaux qui la déterminent : religieux, culturels, ethniques, économiques, etc. ». Le politique n’a donc pas de substance propre, il n’y a pas de sphère politique avec un contenu spécifique à côté d’autres sphères. Selon Schmitt, il existerait en lui une « ubiquité potentielle ». Tout est à même de devenir politique, dans la mesure où cette notion suprême peut éclore de n’importe quel prétexte de regroupement, tant que celui-ci correspond au degré d’association le plus intense, à l’intensité associative maximale. Autrement dit, le politique n’a pas un objet qu’on puisse délimiter (il n’a pas de limites intrinsèques), mais il renvoie, au contraire, à un certain degré de l’association ou de la dissociation à même de puiser son matériau dans tous les domaines de la réalité, en fonction de la situation et des conditions qui règnent dans la société. Chaque dimension de la vie peut manifester l’opposition ami-ennemi et donc se transformer en une lutte de nature politique.

Un phénomène situé dans la sphère du politique est un phénomène « déterminé par l’intensité de la distanciation qui commande les associations et les dissociations décisives ». En réalité, pour notre auteur, l’anthropologie entretiendrait nécessairement un lien privilégié avec la politique, dans la mesure où il ne saurait y avoir d’anthropologie qui n’ait de rapport avec ce domaine suprême qu’est le politique. La définition de l’homme a donc, d’une façon ou d’une autre, trait à l’activité politique, de sorte que l’être humain ne peut être compris que comme un être à saisir dans l’écart, dans un écart d’intensité ; il est « primordialement un être de distanciation », écrit Schmitt ; le point où un phénomène de l’activité humaine devient politique étant ce point que définit l’intensité de la distanciation extrême à l’égard du mode d’existence d’un être étranger, radicalement autre.

C’est seulement après la formation d’une amitié homogène que, surgissant depuis l’extérieur, l’ennemi vient sceller de manière efficiente le caractère politique du peuple unifié. « Les conflits qui émergent entre ces différents groupes ne sont pas politiques, avant qu’ils n’atteignent un certain degré d’intensité — avant qu’ils ne constituent une menace pour l’existence du groupe ». L’ennemi public, l’hostis et non pas l’inimicusennemi privé, est ce « quelque chose » qui engendre l’être-politique de la nation, en menaçant l’amitié homogène dans son existence, en niant le critère d’association du peuple auquel il fait face. « L’ennemi, ce ne peut être qu’un ensemble d’individus groupés, affrontant un ensemble de même nature et engagé dans une lutte pour le moins virtuelle, c’est-à-dire effectivement possible ». Il menace de mettre à mort l’amitié par l’intermédiaire d’une lutte armée, d’une lutte possiblement réelle ; et Schmitt insiste sur le fait que les mots « ennemi » et « lutte » ne sont pas à entendre en un sens symbolique ou métaphorique : il s’agit bel et bien de « la possibilité réelle de provoquer la mort physique d’un homme ». En ce sens, la naissance du politique repose sur la conscience d’une mise à mort éventuelle.

Jacques Derrida a largement commenté cette question de la « possibilité réelle » de la guerre chez Schmitt : « […] la guerre a lieu, écrit-il, elle a déjà commencé avant de commencer, dès lors qu’elle est tenue pour éventuelle (c’est-à-dire annoncée comme un événement non exclu dans une sorte de futur contingent) ». En d’autres termes, l’« essence » du politique contiendrait l’implication possible de la guerre véritable ; peu importe la concrétisation ou la réalisation de celle-ci, dans la mesure où c’est en fonction de l’éventualité d’une lutte à mort que la communauté se présente à elle-même en tant que telle. La guerre naîtrait de l’hostilité et resterait présente comme possibilité du réel, comme cas « limite » ou « point extrême », mais resterait néanmoins présente. Sans représenter la fin ou la substance du politique, elle est cette hypothèse inscrite dans la réalité qui détermine un comportement spécifiquement politique et qui structure la communauté en tant que collectivité disposée à combattre.

Au second chapitre de La Notion de politique, Carl Schmitt insiste, en outre, sur le fait que le concept d’ennemi n’a pas de valeur normative ou que la guerre, en tant qu’actualisation ultime de l’hostilité, n’est pas une « chose normale » ou une « solution désirable » — elle serait même plutôt une « situation d’exception », dont la signification demeurerait cependant décisive, car elle serait « révélatrice du cœur des choses », comprenons de ce que contient et exprime l’essence du phénomène politique à proprement parler. Le parti pris méthodologique selon lequel l’exception revêtirait un caractère déterminant pour l’exercice définitoire était déjà celui de Schmitt dans ses écrits antérieurs lorsqu’il avançait que « l’exception prouve tout » ; l’exception serait méthodologiquement plus intéressante que le cas normal, étant donné qu’elle permet d’éprouver les « limites » d’une généralité conceptuelle qu’on cherche à définir.

Toutefois, si l’ennemi n’est pas un concept « normatif », c’est au sens où il n’est nullement un concept disqualifiant sur le plan moral ; car il s’agit bien d’un concept opérateur ou structurel qui participe de l’économie normative de l’ambition schmittienne générale de préserver le domaine politique face aux théories libérales pluralistes. Schmitt estime, en effet, que le libéralisme se montrerait incapable de désigner l’ennemi — et la disparition de l’ennemi (le fait de refuser de le voir ou de le désigner) sonnerait le glas du politique en tant que condition optimale de l’homme. Commencerait alors l’ère de la « dépolitisation » et des pires insécurités que l’État était pourtant parvenu à retenir ou mettre à bas. L’ennemi est bien, pour Schmitt, ce qu’il s’avère urgemment nécessaire de construire pour repolitiser ou garantir le politique ; les ennemis du concept de politique seraient ainsi, comme l’a bien vu Derrida, « les derniers des ennemis, les pires, des ennemis pires que des ennemis ».

Effectivement, dans un opuscule qu’il rédige durant son incarcération, le juriste allemand écrit : « Malheur à celui qui n’a pas d’ennemi » ; malheur à lui, car il en viendrait à s’extraire de la sphère du politique, entraînant par là même sa propre fin politique (en tant que peuple). En refusant de se reconnaître un opposant ou en déclarant son amitié à la planète entière, un peuple ne saurait à lui tout seul faire disparaître la distinction de l’ami et de l’ennemi. Ce n’est pas en procédant de cette manière, en se proclamant ami de l’humanité, qu’il dépolitisera intégralement le monde ; par là, il ne fera que mettre un terme à la paix et à la sécurité au sein de la communauté existentielle des semblables. Le jour où son ennemi, cet ennemi qu’il méconnaît, le désignera comme tel, il ne fera que payer le prix des dépolitisations intérieures, de l’absence d’unité souveraine de l’État seule capable d’amener les citoyens à prendre les armes. Malheur à lui, donc, qui, par la même occasion, perdra le critère déterminant de son existence propre, de son identité propre, à savoir l’ennemi, lui qui, en niant notre forme d’existence, constitue le rouage essentiel de la formation dialectique de l’identité communautaire. C’est là le point que j’aimerais creuser à présent.

 

II. La tension dialectique de l’ami et de l’ennemi dans la genèse de l’état politique

 

Parce qu’il nie ce que nous sommes existentiellement, cet ennemi extérieur, cet être étranger, radicalement autre — « en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger » — nous livre incontestablement quelque chose sur ce que nous sommes en tant qu’unité nationale. Le peuple acquiert « la conscience de sa spécificité politique et la volonté d’exister politiquement » à la suite du surgissement du groupe antagoniste, à savoir de ce groupe dont le critère d’association qu’il manifeste par sa seule présence constitue un danger pour l’existence du groupe ami. Ainsi, si l’apparition d’un ennemi suppose l’existence, logiquement préalable, d’une amitié politique de la communauté, celle-ci ne peut prendre conscience d’elle-même et de son homogénéité que par opposition à l’ennemi politique surgissant comme tel. Le peuple, ce groupement humain cohérent et homogène, a besoin de la médiation de l’hostilité pour acquérir la volonté consciente d’exister en tant qu’unité nationale. C’est même l’ennemi public qui, d’après le juriste, assurerait le passage du peuple à la nation, du groupe à l’unité nationale ; le mot « nation, écrit Schmitt, par rapport au concept général de peuple, désigne un peuple individualisé par la conscience de sa spécificité politique », c’est-à-dire un peuple qui a su reconnaître son ennemi dans celui qui constitue la négation existentielle de son être.

La communauté politique des semblables ne s’engendre pas comme telle à partir d’elle-même, mais dans la confrontation à l’autre. Elle prend forme et existence en relation avec une autre entité, entendons qu’elle se pose en tant que communauté proprement politique en s’opposant, en affrontant l’ennemi public qui nie le mode propre, conforme à l’être du groupe ami, selon lequel elle vit. « Dis-moi qui est ton ennemi, et je te dirai qui tu es », écrit Schmitt dans ses journaux de l’après-guerre. Dès lors, on ne s’étonnera pas de lire que l’indétermination de l’ennemi renferme quelque chose de particulièrement angoissant pour le juriste. Elle provoque l’angoisse ; Schmitt soutient qu’« il n’y a pas d’autre angoisse, et c’est l’essence même de l’angoisse de flairer un ennemi indéterminé ». En revanche, poursuit-il, « c’est l’affaire de la raison (et, en ce sens, de la haute politique) de déterminer qui est l’ennemi (ce qui revient toujours à se déterminer soi-même), et grâce à cette détermination, l’angoisse disparaît, ne subsiste tout au plus que la crainte ».

L’ennemi indéterminé est vécu comme une angoisse, l’angoisse suprême, la seule angoisse véritable, puisqu’il signifie une indécision ou une incapacité à se prononcer au sujet de la nature de l’individualité collective, de l’existence publique des hommes, qui ignorent alors tout de ce qu’ils sont essentiellement, existentiellement et qui pourraient disparaître à tout instant, étant donné qu’un peuple qui ne sait pas voir qui est son ennemi est promis à une mort prochaine. Définir son ennemi reviendrait donc « toujours à se déterminer soi-même ». L’Allemagne, par exemple, ne serait devenue une nation européenne que par le conflit avec la France et l’hostilité à l’égard de Napoléon. Si elle n’avait su percevoir en ce dernier l’ennemi politique, la nation allemande n’aurait jamais pris les armes pour s’affirmer, mais aurait plutôt cédé jusqu’à disparaître face aux prétentions impérialistes françaises. Un État allemand unifié, la constitution d’une nation allemande, ne furent possibles qu’au 19e siècle, à travers la décision des réformateurs prussiens qui réussirent à voir que le puissant nationalisme français obligeait ses voisins à prendre conscience de leur propre nation et à risquer l’épreuve nationale.

Le caractère dialectique évident de la formation du corps national n’est pas sans rappeler le geste hégélien de la dialectique du même et de l’autre en tant que lutte pour la reconnaissance. Dans La Notion de politique, Carl Schmitt se réfère effectivement à Hegel et à la question de la relation d’hostilité comme manifestation de la vitalité éthique. Il se penche sur la figure hégélienne de l’ennemi, qu’il présente comme un référent interne de son approche du phénomène politique. Schmitt retient de Hegel que l’éthique (la Sittlichkeit hégélienne, c’est-à-dire ce domaine renvoyant aux obligations morales des uns et des autres à l’égard de la communauté à laquelle ils appartiennent) intuitionne sa validité « dans sa différence même », de sorte que « l’essence de ce vivant qui se tient en face est posée comme quelque chose d’étranger et qui doit être nié ».

À bien le lire, Schmitt cherche ouvertement à s’inscrire dans le sillage de Hegel, qui déterminerait l’ennemi comme « la figure extériorisée de la négativité constitutive de l’identité positive à soi de la vie éthique ». Cette relation d’exclusion apparaît de manière distincte dans l’analyse hégélienne de la souveraineté vers l’extérieur ; ce rapport entre un Tout politique et son ennemi n’est au fond que la transposition en extériorité de la « relation négative infinie à soi-même ». La guerre entre États « individuels » serait inévitable, dans la mesure où elle traduit exactement la dialectique de la réalité constituée d’individus. L’individualité hégélienne, définie comme « être pour soi en repoussant les autres », entretiendrait avec les autres un « rapport » fondé sur l’hostilité active. Tel serait également le cas des États individuels, qui reproduisent le mode de coexistence des individus indépendants. « Ainsi, est-ce seulement en état de guerre que la conscience spirituelle qui anime un pays apparaît dans toute sa réalité efficace, que la nation apparaît dans son unité ».

À la suite de sa lecture du Système de la vie éthique, Schmitt ne manque pas de souligner le caractère véritablement politique de la dialectique hégélienne. La philosophie juridico-politique de Hegel ferait partie du « style prussien » et aurait permis à l’État prussien d’atteindre « une sorte de perfection classique spécifiquement étatique ». Contre les transformations qu’aurait connues la méthode dialectique en passant de Berlin à Moscou, en rejoignant Lénine via Marx, mais aussi contre un Hegel occidentalisé dans le sens du constitutionnalisme libéral, Schmitt se réclame d’une autre lignée (la « lignée Hegel-Dilthey-Freyer »). Il préconise, en effet, la figure d’un Hegel qui exprime « l’indiscutable supériorité spirituelle de l’État prussien », d’un Hegel berlinois, penseur de l’État construit sur le modèle de l’État prussien classique.

Dans les années 1950, Schmitt échangera quelques lettres avec Alexandre Kojève sur la place de l’hostilité dans la dialectique hégélienne. À quoi renvoie précisément le concept d’ennemi chez Hegel ? L’ennemi n’est-il qu’un stade passager nécessaire de la négation ? Kojève lui répond que « l’hostilité n’est, après tout, qu’un “moment” dans la “Logique” ». Ce n’est qu’une étape, car l’ennemi disparaît dans la reconnaissance réciproque, et si l’on peut considérer que l’ennemi demeure malgré tout dans la reconnaissance, alors cela n’est envisageable que sous « une forme sublimée ou (dépassée) ». Kojève veut dire par là que la relation d’hostilité chez Hegel n’est pas cet élément constant et permanent, constitutif de l’identité politique. C’est tout le contraire de ce que soutient Schmitt, puisque pour le penseur allemand la distinction ami-ennemi, critère spécifique du politique, apparaît sous le jour de ce qui maintiendrait l’histoire en mouvement, l’intégrité et la pérennité de notre monde, en excluant les abominations qui le précipiteraient vers la fin. Schmitt le répète dans « Sagesse de la cellule » après 1945 :

Qui puis-je en somme reconnaître comme mon ennemi ? Visiblement seulement celui qui peut me mettre en question. En le reconnaissant comme ennemi, je reconnais qu’il peut me mettre en question. Et qui peut réellement me mettre en question ? Seulement moi-même. Ou bien mon frère. C’est cela. L’autre est mon frère. L’autre se présente comme mon frère, et le frère se présente comme mon ennemi. Adam et Ève avaient deux fils, Caïn et Abel. Ainsi débute l’histoire de l’humanité. Ainsi paraît le père de toutes choses. C’est la tension dialectique qui maintient en mouvement l’histoire du monde, et l’histoire du monde n’est pas encore à sa fin.

Certains commentateurs aimeraient trouver dans ce passage une préfiguration de thèmes lévinassiens, mais ils omettent bien souvent de rappeler que la proposition « l’autre est mon frère » est ici indissociable de l’invocation du premier meurtre rapporté par la Bible (Caïn qui tue Abel). Cette ressemblance fraternelle est identifiable en tant que ressemblance seulement parce qu’elle n’est pas similitude, adéquation identitaire, et c’est dans la différence, dans ce qui mesure l’écart entre identité et ressemblance, que se fonde l’hostilité. L’autre est mon frère, aussi bien que ce frère est mon ennemi : il m’est à ce point semblable qu’il m’est permis de mesurer la nature de mon être dans cette dissemblance infime sur le plan quantitatif, mais qualitativement puissante et fondatrice. Elle fait saillir ce que je suis en me montrant ce que je ne suis pas. Dans ce frère résonne ce que je suis négativement et je ne peux qu’apparaître dans la négation de sa propre forme d’existence. Si bien que le mode suivant lequel j’existe, dès lors qu’il s’exprime concrètement, implique la mort de l’autre, la mort de ce frère avec lequel je foule le terrain du caractère politique. L’autre est mon frère, car sans lui je ne peux exister ; son existence m’est existentiellement indispensable, il est cette figure dont je ne saurais me passer dans l’affirmation de ce que je suis, cette figure qui donne accès au politique, c’est-à-dire à la sécurité, à la condition terrestre (ou historique) optimale. L’ennemi est celui qui me fait directement face, celui qui me menace à la frontière ; il est ce voisin ou ce frère, cet être proche, proche géographiquement pourrait-on dire, mais pourtant tellement éloigné sur le plan existentiel. Proche au point de pouvoir me mettre immédiatement en question, en menaçant de franchir la frontière, la ligne d’amitié ; mais tellement éloigné dans la mesure où cette mise en question ne concerne ni plus ni moins que mon existence.

La distinction ami-ennemi, cette « tension dialectique », maintiendrait « le mouvement de l’histoire du monde », qui n’est pas près d’arriver à son terme ; elle assure et fait place à la dialecticité « politique » de l’histoire, synonyme d’une préservation de ce monde. Car, en effet, chaque « peuple dans l’État », chaque peuple conscient de son caractère politique, serait appelé à désigner la menace existentielle de la nation, à mener la guerre contre l’ennemi réel jusqu’à ce que survienne la paix, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’une des deux puissances belligérantes sorte victorieuse du conflit armé, qu’elle se retire sans accabler l’hostis outre mesure et qu’un nouvel ennemi puisse alors être identifié.

La rivalité entre États, au sein d’un droit international public qui reconnaîtrait l’égale souveraineté des belligérants, garantirait la présence d’amis et d’ennemis, et maintiendrait de la sorte l’histoire en mouvement — puisqu’on le comprend, c’est bien la distinction de l’ami et de l’ennemi, la démarcation de la ligne d’amitié, qui assure, d’après Carl Schmitt, la dialecticité de l’histoire. « Le critère du politique correspond, de façon évidente, à la vision classique d’un monde (ou plutôt d’une Europe) composée d’États souverains, toujours susceptibles d’entrer en conflit ». Un équilibre durable de la planète passerait par l’acceptation d’une résurgence à l’échelle mondiale de l’ancien jus publicum Europaeum, dont Schmitt prétend être le « dernier défenseur conscient » sur cette terre ; un défenseur de ce droit des gens européen grâce auquel les États du Vieux Continent ont tenu la guerre discriminatoire à l’écart des relations interétatiques.

Depuis le 16e siècle, le droit des États était en effet fondé sur la notion de « justus hostis », de l’« ennemi juste », ce qui a permis de qualifier « toute guerre interétatique entre souverains égaux de guerre conforme au droit ». Les puissances européennes acceptaient de se reconnaître mutuellement en tant qu’ennemis sans se discriminer comme des hors-la-loi ou des criminels, « de sorte que la conclusion d’une paix soit possible et même qu’elle demeure l’issue normale et toute naturelle de la guerre ». Ce monde (ou cette Europe) n’était pas un universum, mais un pluriversum, un monde composé de plusieurs États qui se respectaient dans leur aequalitas formelle et qui percevaient la guerre comme régulation normale de leurs rapports. Schmitt était donc fermement opposé à l’idée d’État mondial ou à celle d’un super-État européen, puisqu’elle viendrait mettre à mal le pluralisme étatique. Cette doctrine d’un « pluralisme des États », comme seule condition d’une réduction des guerres et d’une paix européenne effective, résulte de la consécration du principe de souveraineté nationale et du binôme ami-ennemi, qui, on vient de le voir, permettrait le mouvement politico-dialectique du monde et des temps historiques.

Pour conclure cet exposé, j’aimerais encore en dire davantage sur la méthode de Carl Schmitt. Dans la préface à la réédition de La Notion de politique, le juriste allemand rappelle que de nombreux auteurs avaient reproché à son étude de présenter en réalité l’ennemi, et non pas l’ami, comme le véritable critère positif du concept de politique. En guise de réponse à cette objection, Schmitt défend que, dans l’exercice définitoire, dans l’entreprise de définition des idées juridiques et politique, inclure la négation signifie tout autre chose que consacrer la « “primauté” du négatif ». À vrai dire, cela signifierait même « tout sauf » admettre la supériorité ou la prévalence du moment négatif. Ce n’est que parce qu’un droit est nié, par exemple, que le procès devient concevable ; en ce sens, le droit pénal aurait pour point de départ le méfait, et non pas le fait, sans quoi aucune définition valable de l’action pénale ne saurait être envisagée. Il y aurait une sorte de privilège de la négation dans la détermination dialectique des concepts parties prenantes de la vie et de la théorie juridiques.

Faisant face aux critiques qui lui reprochaient d’occulter le terme « ami » du binôme ami-ennemi, Schmitt répondait, comme l’a très bien expliqué Derrida, qu’il était indispensable, sur le plan de la méthode, de partir de l’hostilité, c’est-à-dire de la négativité oppositionnelle qu’elle incarne, si tant est qu’on souhaite accéder à la sphère du politique qui permet l’amitié, ou le passage du peuple à la nation : « “Partir de l’ennemi”, ce n’est pas le contraire de “partir de l’ami”. C’est au contraire partir du contraire sans lequel il n’y a ni ami ni ennemi. En un mot, l’hostilité est requise par méthode et par définition, par la définition même de la définition ». Si Schmitt était parti de l’ami, de la communauté politique en tant que telle, il aurait dû en donner une définition préalable qui n’est possible qu’en référence au terme opposé qu’est l’ennemi, puisqu’il n’y a pas de politique, d’espace ou de « lieu » politique, sans la possibilité réelle d’une guerre menée contre celui qui menace l’amitié et la met en question.

Dans cette intervention, j’ai essayé de faire le clair sur ce que signifie l’ennemi politique pour Carl Schmitt, en montrant que, selon lui, il constitue un rouage essentiel de l’identité collective.

Tristan STORME – Maître de conférences en sciences politiques – Université de Nantes

tristan.storme@univ-nantes.fr

 

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