Ma COVID
« J’espère que vous attraperez la covid ! » C’est ce que m’avaient écritquelques inconnus, scandalisés de ce que j’ose relativiser la gravité de cette pandémie, m’inquiéter du coût économique des deux confinements (surtout du premier) et plus encore de l’avenir de notre jeunesse. Eh bien voilà : c’est fait ! Trois semaines de forte fièvre, une fatigue écrasante et nauséeuse (incapable de manger, de lire, presque de tenir debout), le moral en berne, quelques jours d’hospitalisation (sous oxygène mais pas en réanimation), un scanner des poumons, une sérologie positive, et le verdict tombe : c’était bien la covid-19 ! Désolé pour ceux qui souhaitaient, m’avaient-ils écrit, que j’en meure. Me voilà rétabli, et bien content de vivre !
Qu’ai-je constaté, durant ces difficiles semaines ? Rien de très original : l’importance de la santé, surtout lorsqu’elle fait défaut, l’excellence de nos hôpitaux, la compétence et le dévouement de nos soignants, les délices, lorsqu’elle advient, de la guérison… Qui a jamais prétendu le contraire ? Mais aussi qu’il y a plus grave que la covid (mon frère venait de mourir d’un cancer, quelques jours plus tôt, à 71 ans) et que la santé, individuellement si précieuse (c’est le plus grand des biens, puisqu’il conditionne tous les autres), ne sauraitcollectivement tenir lieu de valeur suprême, encore moins de civilisation. J’avais d’ailleurs le sentiment, regardant la télévision, que les propos que j’avais tenusau printemps dernier, et qui avaient tellement choqué, n’étaient plus guère contestés. Tout le monde reconnaît désormais qu’on ne peut durablementsacrifier l’économie à la santé (cette dernière n’y survivrait pas : ce n’est pas en ruinant le pays qu’on va sauver nos hôpitaux), que la misère crée très vite d’énormes problèmes sanitaires, que le pouvoir politique doit toujours garder son autonomie, y compris par rapport aux médecins, enfin que le sort des jeunes, dans notre pays, ne pouvait être indéfiniment subordonné à la santé – d’ailleursglobalement pas si mauvaise que ça – de leurs aînés.
Bref, mon expérience du moment, quoique douloureuse, n’a guère modifié mon point de vue. La réflexion est puissance de décentrement. Cela vaut mieuxque s’abandonner aux émotions, toujours égocentrées. Le démographe Hervé LeBras, dans une remarquable tribune du Monde, met les chiffres en perspective. En 2020, le nombre de décès, en France, a augmenté de 7,3 %, ce qui est loin d’être négligeable. Cela n’entraîne toutefois qu’une baisse de six mois et demi de l’espérance de vie, « ce qui sera le recul le plus important depuis la Libération, mais un recul modeste quand on le compare aux vingt ans d’augmentation de l’espérance de vie depuis 1946 ». Autant dire que les enfants du baby-boom n’ont pas trop à se plaindre. Qui oserait en dire autant des jeunesd’aujourd’hui, dont la détresse – économique, mais aussi sociale, scolaire,psychologique – devient de plus en plus insupportable ? Combien d’entre eux devront se suicider, pour qu’on y voie enfin une priorité ?
Respecter les gestes barrières, c’est très bien. Mais cela ne tient pas lieu de projet de société. Un vaccin, c’est formidable. Mais cela ne fait pas unepolitique. Bonne santé à tous, donc, et justice pour nos jeunes gens !
André Comte-Sponville
18 février 2021