Gilbert Croué, historien d’art, conférencier.

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LE FILS PRODIGUE

Le fils prodigue est un thème très souvent traité en arts plastiques, en peinture tout particulièrement. Il permet des variations picturales sur les différentes séquences de l’histoire de ce garçon. C’est une parabole mentionnée par l’Évangile selon Saint Luc (XV, 31-32). Une parabole est une histoire qui raconte un fait, une anecdote, un comportement, et ce de manière imagée, de façon à être une histoire édifiante. La parabole a pour but de faire comprendre, par une histoire courte, avec une fin qui comporte souvent une morale claire, les conséquences d’un comportement. Dans un but édifiant, les paraboles se situent le plus souvent dans le monde quotidien, en particulier dans le temps de l’antiquité biblique. Il s’agit d’utiliser le pouvoir imaginant de l’histoire pour transmettre à l’homme commun, des valeurs, des comportements, des raisonnements, voire des solutions évidentes.

La parabole du fils prodigue est à lire comme un commentaire sur l’adolescence.

Dans les mythologies gréco-latines, dans les contes et légendes, on trouve très souvent des histoires de jeunes gens, qui veulent expérimenter très tôt leurs capacités à vivre de manière indépendante. Des jeunes gens qui partent pour un voyage initiatique dans l’océan de la vraie vie, en dehors du lieu familial et protecteur. Ou des jeunes garçons, qui ont l’illusion de faire aussi bien, sinon mieux, que leur père. Phaéton veut conduire le quadrige d’Apollon et ses capacités surestimées le conduisent à la catastrophe. Mais il est dans la norme des choses que le jeune adolescent veuille se comparer au père, s’en émanciper, et, sûr de ses capacités naissantes, se confronter au monde par lui-même.

La parabole du fils prodigue est à lire comme un commentaire sur la prétention des jeunes hommes.

 

Le fils prodigue est le second fils d’un homme qui vit avec toute sa famille dans une ferme. Il y a un fils aîné, peut-être d’autres garçons et filles dans un temps où les familles nombreuses étaient la règle. Étant le cadet, il ne peut hériter des biens principaux. Le père semble être bienveillant. Ce cadet décide de quitter la ferme et le cocon familial pour courir le monde, pour voir, comme on dit : « si ailleurs l’herbe est plus verte » ! Toutefois, c’est l’aspiration logique de l’adolescence que d’aller hors de la famille, pour se sentir plus libre, pour comparer. Et combien de ruptures graves se situent dans ce désir exprimé. Si c’est un refus du père, la situation se tourne en un conflit qui peut être violent et sans retour. En l’occurrence, le père de la parabole, bienveillant, laisse faire son enfant. Ce dernier réclame une part de son héritage, ce qui devrait lui revenir. Fort de ce pécule, il s’en va, au grand désespoir de ses parents.

Le fils parcourt le monde, fait de nombreuses expériences, dilapide très vite son argent dans les tavernes, puis, suite logique de cette débauche, il épuise son héritage avec des prostituées.

Rembrandt a très bien rendu cette séquence des tavernes et des prostituées, dans une peinture de 1635, intéressante à étudier, avant d’en venir à une de ses dernières réalisations de 1668- 1669 sur le thème de l’enfant prodigue. Rembrandt est né en 1606, fils d’un très modeste meunier de Leyde et d’une mère très pieuse. Toutefois, après des études correctes, notamment de latin, ce qui lui permettra d’apparaître plus tard comme un « peintre savant », il se tourne vers la peinture et un nouvel apprentissage. Sa chance, c’est d’épouser en 1634, une jeune fille de bonne famille, aisée, Saskia van Uylenburg qui apporte une dot de 40 000 florins, une fortune ! Dès l’année suivante, en 1635, Rembrandt peint un « Fils prodigue » très intéressant.

Le jeune homme est triomphant, richement habillé, coiffé de velours et de plumes, l’épée du gentilhomme au côté. Il lève un long verre de vin blanc, célébrant ainsi la joie, la fête et la compagnie d’une jolie dame. Sur la table, à gauche, un mets de choix et de prix : un paon décorant le dessus d’un plat offrant la chair de ce volatile. C’était au Moyen Age, et encore au XVIIème siècle, un plat d’apparat pour les plus grands banquets. C’est donc un signe de grande dépense. La jeune femme sur les genoux du fils prodigue est donc une prostituée, bénéficiant des largesses du jeune homme qui dépense sans compter. Il vit sa belle époque.

C’est en réalité le double portrait de Rembrandt et de sa jeune femme Saskia. Représenter ainsi la jeune mariée incarnant la prostituée de l’histoire, manque un peu d’élégance. Mais pour Rembrandt c’est un temps de jeu, de réussite et de bonheur. Tout lui réussit dans cette première partie de sa vie. Il se peint triomphant, lui, issu d’une famille modeste, entré dans une famille bourgeoise d’Amsterdam, des marchands de tableaux et d’antiquités. Il a des commandes et du succès. Il rêve de grandeur et dépense sans compter un argent qu’il n’a pas vraiment, l’argent de sa femme.

 

Rembrandt (1606-1669), « Le fils prodigue », 1635, h/t 161×131, Galerie des maitres anciens, Dresde.

De même, dans un premier temps, pour le fils prodigue de la Bible. Il va de fêtes en filles, de copains en banquets, comptant sur sa liberté, sa chance, sa bonne fortune. Mais la roue tourne vite ! L’argent donné par son père s’épuise, il est chassé des auberges. Il lui faut faire des petits métiers pour survivre, le logement devient de plus en plus pauvre.

Rembrandt, fils prodigue de la Hollande, achète, sûr de son talent et des commandes à venir, une superbe et grande maison en 1639, pour 13 000 florins. Elle sera cause de sa ruine. La roue

tourne pour lui aussi. Sa mère adorée meurt en 1640, il perd successivement 3 enfants en bas âge. Saskia, sa chère Saskia meurt en 1642. Il était en train de peindre un grand chef-d’œuvre « La Ronde de Nuit ». Saskia, par sa famille, était sa garantie financière. Tout s’écroule et il fait faillite en 1658. Il est ruiné, ses créanciers l’obligent à vendre la grande maison, ses meubles, ses biens, ses tableaux, ses collections. Ensuite, il ira de déboire en déboire, mais picturalement, comme pour compenser, il peint des chefs d’œuvre qui sont souvent des interrogations de visages anxieux. Le fils prodigue du meunier s’enfonce dans les difficultés. Il finira quasi proscrit par les autorités de la ville d’Amsterdam et résidant dans un bas quartier. Les juges ont désigné l’unique fils de Rembrandt, Titus, comme son tuteur financier. Il ne peut pas se remarier car, dans son contrat pour la dot initiale, il est mentionné qu’il devra rembourser les 40 000 florins à la famille de Saskia. Il est piégé dans la solitude et dans une vie limitée financièrement.

Le fils prodigue de la parabole de Saint Luc, lui aussi, s’enfonce dans la misère. Son rêve de parcourir le monde, de mener la grande vie, sûr de son talent, parce qu’il croit que l’ardeur de la jeunesse suffit à conquérir le monde, son rêve d’adolescent s’érode et s’épuise. Il finit au plus bas de l’échelle sociale : valet porcher. Vivant dans la fange avec les porcs, habillé des lambeaux de vêtements qui lui restent de sa vie de fête. Cette misère le conduit vers la repentance. Tombant en prière à genoux dans la boue, au milieu des cochons, il songe au logis de son père et au temps heureux de sa jeunesse, sous la sécurité protectrice du manteau de son père qu’on peut comparer avec le manteau de la Vierge de miséricorde.

Reprenant, en haillons, le chemin de la maison du père, il s’avance, anxieux de l’accueil qui l’attend après des années d’errance.

Rembrandt a fait plusieurs dessins sur la vie du fils prodigue. Le sujet semble l’avoir très souvent habité. C’est un beau sujet sur le voyage initiatique, sur l’expérience formatrice et douloureuse de la vie. Peut-être un beau sujet d’identification pour celui qui médite. Rembrandt, à la fin de sa vie, en 1668-1669, reprend ce sujet. Il meurt en 1669 à 63 ans. Il peint cette fois, non le jeune homme triomphant dans une auberge avec une jeune femme sur les genoux, mais le bout du voyage : le retour vers le père. C’est une peinture poignante dans laquelle, on ne peut s’empêcher d’y penser, il se projette après son long chemin semé plus d’échecs que de gloire.

Nous voyons un jeune homme en haillons, des chaussures usées, percées, l’une sans talon, détail qui marque sa misère matérielle. À genoux et les mains jointes en prière, il implore le pardon. Sa tête s’abandonne contre son père. Sa tête de bagnard se loge contre la poitrine accueillante de son père. Il demande pardon de cette longue absence, de ce si long silence et d’avoir si profondément blessé son père. Ce dernier, dans un geste de miséricorde, de compassion, lui impose ses larges mains sur le dos et le presse contre lui, dans un geste qui évoque la réincorporation d’un corps dans l’autre. C’est un geste d’accueil, d’acceptation et de bienveillance. Celui qui s’était arraché du corps tutélaire du père est réadmis dans cette symbiose charnelle. Ce père qui a vieilli tout au long de cette attente, qui semble aveugle, touche le corps de son enfant perdu et l’accepte avec miséricorde. C’est pour lui une résurrection et il lui faut accueillir cet enfant avec toute la compassion dont il est capable.

Rembrandt (1606-1669), « Le retour du fils prodigue », 1668-1669, h/t 260×205 Ermitage, Saint Pétersbourg.

Une des dernières peintures de Rembrandt, quelque temps avant de mourir en 1669, traite de Siméon et l’enfant Jésus. Toile qui s’intitule selon la tradition : « Présentation de Jésus au Temple ».

Rembrandt, « Présentation de Jésus au Temple », 1669, h/t, 98,5×79,5 Nationalmuseum, Stockholm.

Le grand prêtre du Temple de Jérusalem, Siméon, reçoit la Sainte Famille et Jésus est déposé dans les bras de Siméon, aveugle. Mais il sait aussitôt par prescience, en touchant ce corps d’enfant, qu’il est en présence du Messie annoncé. Son cœur et sa vie en sont illuminés. La prophétesse Anne, à ses côtés, va répandre la bonne nouvelle de cette révélation dans tout Jérusalem.

Rembrandt, lui-même âgé, traite ce vieillard recevant la grâce de cette révélation, avec un tableau touchant et une émotion qui nous est sensible. On peut comparer les deux vieillards, le vieux père de l’enfant prodigue, épuisé par son attente et son anxiété, et le visage de Siméon. C’est la même émotion : ils tiennent tous les deux dans leurs bras un enfant dont ils attendaient la venue. Siméon, dans cette scène au Temple dit : « Maintenant je peux mourir, je sais que le Messie est là ». De même, on peut imaginer le père dire une phrase semblable : « Maintenant, je peux mourir dans la paix, mon enfant qui était perdu, mort, est là, vivant ».

Le fils aîné, le bon fils resté à la ferme, est mécontent de cet accueil. On le voit debout à droite dans la peinture de Rembrandt. Il dit en quelque sorte : « Alors moi qui suis resté à ton service, qui ai fait fructifier tes terres, je n’ai jamais eu de banquet pour honorer mon travail et ma fidélité. Pour lui qui n’a rien fait, on apporte des habits neufs, on tue le veau gras, on prépare un banquet, où est la justice ? ». Le père prononce une très belle phrase émouvante : « Mon enfant, tu es toujours avec moi et tout ce que je possède est aussi à toi. Mais nous devions faire une joyeuse fête et être heureux, car ton frère que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et je l’ai retrouvé » (Luc, XV 31-32).

C’est un des plus beaux exemples de miséricorde qui est exposé dans cette parabole. On remarque que le mot « pardon » n’est pas prononcé par le père. Il ne s’agit pas de pardonner mais il s’agit d’acceptation. L’enfant a fait son chemin d’homme par mille détours et épreuves, sa vie a autant de valeur que celle du frère qui a eu un chemin tout droit, sans détour et assurément sans risque.

La peinture de Rembrandt, à la porte de la mort, est d’une grande qualité émotive. C’est une de ses plus grandes réalisations dans une simplicité touchante. L’harmonisation générale entre les teintes de rouge, de brun, de noir et d’or, dans un clair-obscur dramatisant la scène, est une réussite. On peut imaginer qu’il a pensé à son propre père, en faisant le bilan de son propre parcours, lui, le fils du meunier. C’est un homme à genoux, éreinté par l’expérience de la vie, qui retourne vers le père.

Dans la lecture chrétienne, cette parabole se comprend très bien, lecture totalement justifiée par l’Évangile selon Saint Luc. Cet enfant, cette âme, s’éloigne du Père, s’éloigne de Dieu et s’écarte de la route droite qui lui était tracée. L’homme se sépare de l’amour du Père, pour expérimenter sa liberté qui, très vite, par absence de rigueur morale, l’éloigne de la Loi pour le faire dévier vers toutes les turpitudes et les péchés. Il finit dans l’avilissement symbolique, au milieu des porcs repoussants et dans la fange de leur souille. Comme la mouche, qui vit des excréments, représente dans l’iconographie chrétienne le Diable agissant sur la pourriture du monde, ce garçon tombé si bas est dans la main du Diable.

Mais, conscient de sa déchéance et de sa perte proche, dans un sursaut il tombe à genoux et prie pour être sauvé. Il retrouve le chemin du Père et peut ainsi se remettre en route vers la rédemption. Il fait dans la hâte le chemin du retour vers la maison du Père. Dans la hâte et dans l’angoisse. Quel accueil va-t-il trouver auprès de celui qu’il a abandonné ? Comme le père de l’enfant prodigue de la parabole, Dieu accueille ce fils qu’il croyait perdu et qui revient vers la maison commune. Se mettant à genoux de nouveau, non dans la fange mais aux pieds du Père, il découvre la bonté de l’accueil et la Miséricorde immense envers celui qui s’était égaré. Il y a toujours une place auprès de Dieu pour celui qui fait repentance, quel que soit son chemin.

Une question toutefois, comment penser les interrogations du fils aîné, qui demande une forme légitime de justice? On peut articuler le discours du père (au sens laïque) / Père (au sens religieux) en ces termes : l’aîné a expérimenté le confort et la certitude, le présent sans risque et l’avenir tracé. Il a vécu sous le manteau protecteur du père. Le fils prodigue, le cadet, a vécu l’expérience de la liberté et du risque, de la solitude, de la violence, de la mort possible, l’angoisse d’être sans recours. Ce long chemin difficile le reconduit vers la maison paternelle, par un choix forgé dans les difficultés du monde. L’aîné est un héritier, le cadet a choisi le voyage initiatique.

Une dernière remarque, au début du texte nous disions : la parabole du fils prodigue est à lire comme un commentaire sur l’adolescence, comme un conte sur la prétention des jeunes hommes à faire mieux que leur père. On peut en conclure qu’il ne faut jamais désespérer des adolescents, ils ont juste un bon bout de chemin à faire seuls.

Gilbert Croué, le 7 septembre 2020